Par Karen Cayrat.
Il y a tout juste quelques jours, les éditions Quidam entamaient leur rentrée littéraire dans la séduction, en charmant les librairies grâce à Seule la nuit tombe dans ses bras, nouveau roman de Philippe Annocque, auteur de Rien (qu’une affaire de regard) paru pour la première fois en 2001, qui a su imposer une voix dense, exigeante, et innovante dans le paysage littéraire.
La question de la langue est une constante centrale de l’œuvre de Philippe Annocque, Seule la nuit tombe dans ses bras n’y fait pas exception et nous permet de nous interroger sur les pouvoirs et les vertus des mots. Les lignes inondent nos quotidiens, s’impriment, s’échangent, se saisissent aussi bien de l’espace réel ou fictif que de l’espace digital. Que peuvent-ils encore aujourd’hui ? Disposent-ils encore de pouvoirs atypiques qui nous permettent d’interagir avec le monde, voire de le modifier, ou de basculer vers d’autres univers, ou bien la banalité à laquelle nos échanges les réduisent a-t-elle fini par les corroder ? À l’heure où le progrès technologique et l’espace virtuel interfèrent de plus en plus dans nos relations humaines, jusqu’à les distordre ou tenter de les redéfinir, Philippe Annocque tisse une toile singulière qui vise justement à formuler des hypothèses, cherchant le sens des mots au plus profond des revers de phrases. Il parvient à nous séduire en construisant un style unique allant crescendo. Humour et ironie côtoient une prose tantôt sibylline, poétique, brute ou contingente, créant ainsi une langue qui dessert le fil de l’intrigue ainsi que la structure du récit à la fois complexe et efficace.
Seule la nuit tombe dans ses bras est un roman aux réflexions sensibles et sensuelles. Il nous emporte dans une mise en abyme, traversée de thématiques immuables et universelles à l’image du réel, du langage, de la dualité, de l’amour, de l’identité ou du désir.
Philippe Annocque nous fait découvrir le roman d’Herbert Kahn : Même la nuit tombe dans ses bras. L’écrivain, mène une existence des plus contingentes jusqu’au jour où il fait la rencontre de Coline, sur Facebook. S’en suivra le début d’une relation particulière, alambiquée, partagée sur une ligne trouble voire poreuse tapis entre réalité et virtualité. Leurs échanges basculent dans l’érotisme, exacerbent leurs sensualités. Herbert va alors sombrer dans la confusion, confusion des réalités, des sentiments. Les mots qu’il envoie à cette “amante intouchée” lui donnent l’impression de mener une double vie, de tromper son épouse.
En effet, l’éros occupe une place considérable dans ce roman de Philippe Annocque, qui (se) joue tant avec les codes du roman d’amour que ceux des textes érotiques. Cette dimension s’avère très intéressante, en particulier compte tenu de la profusion d’érotisme et de pornographie qui pullule sur le net. Avec les échanges et la »liaison » qu’imagine l’auteur entre ses personnages nous pourrions presque nous demander si les pulsions, les désirs, peuvent se digitaliser.
Par ailleurs, cette mise en abyme met en scène la double vie d’Herbert, qui, au fil des pages, éprouve un sentiment d’imposture allant croissant. Ce qui nous amène ainsi à nous interroger sur la perte de repères et la confusion qui peu à peu troublent les frontières à la fois réelles, fictives et digitales. Ce faisant, le protagoniste semble se pixeliser, jusqu’à devenir plus virtuel encore ou fictif qu’il ne l’est ; d’autant plus que la voix narrative laisse une brèche qui permet à l’auteur de disparaître presque totalement derrière son personnage auteur de Même la nuit tombe dans ses bras. L’intrigue est ainsi construite que le lecteur en vient à se demander quelle est la part de réel aux fondements de cette œuvre. Herbert et Coline ne seraient-ils pas finalement des avatars ? Grâce à ces récits enchâssés, Philippe Annocque prend soin de brouiller les pistes pour mieux emporter le lecteur dans cette nébuleuse traversée de réflexions, de mots parfois crus, parfois poétiques, mais toujours en pleine mutation et empreints d’émotions.
Il avait tellement d’imagination qu’il n’avait pas besoin de l’avoir pour avoir peur de la perdre. Il relit sa phrase. C’est une belle phrase. Elle dit bien ce qu’il ressent, là. Il va la poster sur Facebook et comme ça elle va la voir, elle va comprendre. Ce sera comme un cri murmuré, ce phénomène acoustique qui permet à deux personnes éloignées de s’entendre à l’insu de la foule qui les entoure, d’un pilastre à l’autre du Pavaglione, dans La Tenda rouge de Bologne de John Berger. Et peut-être dans la réalité. Il va la poster sur Facebook et les autres, ses contacts, ses « amis », croiront juste qu’il écrit un nouveau roman. Après tout, peut-être qu’ils ne se tromperont pas ; peut-être qu’il écrit un nouveau roman. Oui : peut-être bien après tout qu’il est en train d’écrire un nouveau roman. Car s’il se regardait, Herbert, que verrait-il en réalité ? Il se verrait assis, assis devant son ordinateur, en train d’écrire. Ce serait comme d’habitude, à voir de l’extérieur. Ce serait comme si rien n’avait changé. Alors oui, peut-être tout simplement qu’il est en train d’écrire un nouveau roman. Un roman différent, pour une fois. Un roman d’amour, même. Un vrai roman d’amour, allez, un vrai roman d’amour impossible. Ou peut-être que… […] si c’est un roman, si c’est une histoire qu’il est en train de se raconter, qu’il est en train de lui raconter, alors il vaudrait mieux qu’il commence à la raconter.
Roman d’amour, roman sur l’amour, roman érotique, le nouvel ouvrage de Philippe Annocque brosse des questions multiples et universelles avec volupté à tel point que Seule la nuit tombe dans ses bras.
152 pages
978-2-37491-085-7