Une collection qui ne manque pas de piquants : Orties, aux éditions The Menthol House | Entretien exclusif avec Anne Calife

Par Karen Cayrat.  

En ce mois de novembre, les éditions The Menthol House fondées en 2008, lancent une collection placée sous le signe de la déviance, Orties, des femmes qui résistent, une collection qui entend offrir à ses « lecteurs des récits impliquant les capacités du corps féminin à entrer en résistance, à combattre et à renaître quelles que soient les attaques » et cherche à porter des « femmes qui écrivent sur les femmes ». Les quatre titres proposés s’attachent à des sujets épineux a l’image de l’alcoolisme, la prostitution, le viol, la boulimie ou encore la précarité. « Rendre visible l’invisible, défendre la liberté des femmes, les libérer du regard et du jugement accusateur, basé sur la norme » tels sont les points d’ancrages de la collection Orties.

Pro/p(r)ose Magazine s’est entretenu avec Anne Calife, autrice et directrice des éditions Menthol House.

Pro/p(r)ose Magazine : Le lancement de votre collection, Orties : Des femmes qui résistent, intervient à un moment particulier. En effet, les femmes aujourd’hui osent. Elles prennent et s’emparent de la parole, brisent les codes, défient les normes, font tomber les tabous, et luttent plus que jamais pour défendre et conquérir des droits qui leurs sont encore contestés ou refusés. Les féminismes prennent des formes multiples et suscitent l’intérêt, des mouvements comme #metoo ou #balancetonporc relancent les débats, plus récemment des publicités comme celle de Nana ont marqué les esprits quitte à créer la polémique. Qu’est-ce qui vous a poussé à créer cette collection ? Était-ce important pour vous de l’inscrire dans un tel contexte ? (et si oui pourquoi).

Anne Calife : En effet et bien vu. Cette collection n’aurait pu voir le jour, deux ans plus tôt. « Nous marchons en ce monde sur le toit de l’enfer en regardant les fleurs » (Kobayashi Issa). Voici la devise des Editions The Menthol House. Et derrière ces mots, c’est l’élan de la collection Orties qui se dessine. La ligne éditoriale a commencé à se dessiner avec le “si c’était”: 

Si c’était une poésie, ce serait Sylvia Plath
Si c’était une voix, ce serait celle de Janis Joplin,
Si c’était un instrument de musique, ce serait la guitare d’Elizabeth Cotten,
Si c’était un peintre, ce serait Frida Kahlo,
Si c’était un animal, ce serait un éléphant dans un magasin de porcelaine,
Si c’était une plante, ce serait l’ortie,
Si c’était un humain, ce serait une clocharde céleste,
Si c’était une fleur, ce serait la ronce,
Si c’était une matière, ce serait de la vase,
Si c’était une boisson, ce serait de l’alcool à volonté,
Si c’était un mot, ce serait résister,
Si c’était un bâtiment, ce serait l’hôpital psychiatrique ou la prison,
Si c’était un moment, ce serait la nuit juste avant l’aube.

Urticantes et résistantes, telle l’Orties, les personnages regorgent de puissance pour repousser la fatalité, guérir, renaître et piquer.Au début, je voulais appeler la collection Mauvaises Herbes ou Chiendent mais l’ortie a le mérite de soigner. Les mauvaises herbes et les orties résistent à tout, s’infiltrent partout. Pourquoi cette collection ? Parce qu’aujourd’hui, les femmes, en ont toute marre de cette image de la femme sans aspérité, sans contradiction, sans ombre. Marre de l’épouse et de la mère parfaite. Toutes ces femmes résistent, et se transforment. 

La collection Orties suit le tracé des clochards célestes (en anglais Célestial  tramp), développés par Jack Kerouac : le clochard céleste qui rêve, inadapté, déviant, marginal plus par l’esprit que matériel. Il s’agit de la figure américaine du « hobo » vagabond en américain, avec des textes au carrefour du témoignage, de la littérature, et de la sociologie.   

 

orties

Pro/p(r)ose Magazine : Votre œuvre a coutume d’explorer des sujets percutants considérés parfois comme difficiles. Vous faites paraître en ce mois de novembre un inédit, C’est combien? qui traite de la prostitution. Qu’est-ce qui vous a poussé vers ce sujet ?

Anne Calife : Les femmes prostituées s’appellent elles-mêmes des putes. Elles font partie de celles qui sont le plus jugées et méprisée. Elles font partie des extrêmes, et cette collection aborde s les extrêmes féminins, c’est-à-dire tout ce que l’on peut faire ou penser avant la mort.  Aussi, j’ai voulu ouvrir une brèche, leur donner la parole, pour lever le poids du jugement. Bizarrement, en appelant les libraires, je me suis aperçue que les femmes jugeaient autant que les hommes.  

 

Pro/p(r)ose Magazine : Dans c’est combien ? préfacé par jeanne cordelier, vous avez choisi de vous intéresser à la prostitution. C’est à mon sens un ouvrage qui tranche avec le reste de votre œuvre dans la mesure ou vous semblez jouer sur la notion de trash, de spectaculaire, de scandale, en cultivant une écriture peut être plus détachée des considérations esthétiques que l’on peut retrouver dans vos autres livres. Beaucoup d’œuvres tant en littérature qu’au cinéma se sont intéressées aux travailleuses et travailleurs du sexe en particulier ces dernières années. Mais en vous lisant, on pense beaucoup aux écrits de Grisélidis Réal, qui aujourd’hui encore suscitent la controverse en particulier parce qu’ils développent une vision plutôt positive et militante de la prostitution. Était-ce un souhait que de vous rapprocher de ce point de vue marginal ? Ne pensez-vous pas que cela contraste avec la vision plutôt féministe que cherche à développer votre collection ? Ou l’envisagez-vous plutôt comme une manière de donner à réfléchir sur la question des féminismes et des manières de penser et d’habiter la féminité ? 

Anne Calife :  Le marginal m’intrigue et m’a toujours inspiré. Une pute, c’est la féminité poussée à l’extrême, et, ça c’est passionnant. Quelque part, je les admire, et respecte leur résistance. Il ne s’agit pas d’un texte pour ou contre la prostitution, il s’agit juste d’un texte pour éviter le jugement et donner la parole à celles qui sont mises de côté. La prostitution concerne TOUTES les femmes. Il faut à tout prix faire évoluer les mentalités. Non, je ne suis pas d’accord avec vous, j’ai quand même tenté de conserver une partie esthétique et poétique pour la prostitution et pas facile.

Natacha, à l’âge de dix-huit deviant hôtesse de bar, en Belgique. Puis elle fuit, se retrouve à Paris, et se met à son compte.. Dans son authenticité, elle reconnaît jouir de la puissance originelle de sa séduction. L’emprise de sa beauté, de sa féminité et de son impitoyable « fémellité » sur les hommes. Ils deviennent alors sa proie, mais pour un instant seulement. Ils cèdent.Et puis « C’est combien ? ». Et tout recommence. Natacha dresse des catégories en fonction de ses clients: les crabes, les crevettes, les homards, ceux qui  pincent, ceux qui restent tranquilles. Ceux qui se prennent pour des sauveurs. Elle dissèque l’acte sexuel avec beaucoup de recul et de philosophie. Elle démystifie ce qui se passe dans la chambre de la prostituée une fois la porte fermée.

Pro/p(r)ose Magazine : Habituellement, vous adoptez une démarche proche du journalisme, n’hésitant pas à vous rendre sur le terrain pour enquêter et vous nourrir de témoignages. Pourriez-vous nous parler du processus de création mobilisé pour cet ouvrage ? Quelles ont été vos sources d’inspirations ?

Anne Calife : Comme la plupart des auteurs de la collection Orties, je pars de mon humble, modeste et misérable égo. Je n’ai pas eu une enfance tranquille : mes parents présentaient de profonds travers sexuels, donc j’ai grandi environnée d’une sexualité perverse laquelle apparait enfant, comme naturelle ;  aussi n’ai-je éprouvé aucune difficulté à comprendre le mécanisme de la prostitution. Il faut savoir que 90% des prostituées ont subi des violences durant leur enfance, inceste ou traumatisme ;. Leurs corps et leur intimité ne leur appartiennent plus. Pendant un certain temps, J’ai été bénévole pendant un certain pour l’association Le Nid, et j’ai rencontré des prostituées. A Paris, j’ai aussi rencontré des clients.  

 

Pro/p(r)ose Magazine : quel est selon vous LE livre phare de cette nouvelle collection et pourquoi faudrait-il absolument le découvrir ? 

Anne Calife : Anne-Claude Brumont, une dernière fois encore. Premier roman. J’ai trouvé ce manuscrit sur la boite mail, parmi des milliers d’autres manuscrits, nous l’avons retravaillé ensemble.

Marie, une jeune journaliste qui brûle sa vie à grand renfort de bouteilles, avant d’emprunter le difficile chemin qui mène à l’abstinence. Si le sujet se veut grave, le style d’écriture se révèle plus léger, nerveux, surfant sur de courtes phrases qui claquent comme les shots d’alcool en tout genre qu’engloutit Marie, entre deux allers-retours entre le passé et le présent, qui permettent de mieux comprendre comment on peut se retrouver au fond du gouffre… avant de remonter à la surface.

 

Quelques extraits de C’est Combien ? publié en ce mois de novembre :

« Avec mes clients, je prenais une feuille avec une belle marge, que je divisais en quatre colonnes au crayon de papier. 

Première colonne : l’heure à laquelle je prenais le client, seconde colonne, le type de client, là, c’était le plus amusant, puisque je les comparais à des crustacés et fruits de mer avec les crevettes, les huîtres, les homards, les crabes, les éponges et les étoiles de mer. La troisième colonne correspondait à la somme encaissée, enfin la quatrième, ce que j’en ferai, le loyer, l’eau, tout indispensable, tout le futile, tout le plaisir, coiffure, manucure, massage-gommage, cette paire de chaussures vernies chez Dior.

Je vais donc détailler la seconde colonne, c’est-à-dire le type de client.

Les clients, les plus nombreux : les crevettes.

Les crevettes sont les plus tranquilles, presque toujours des hommes mariés, ils ont des sièges bébé, des problèmes de couple, et viennent chercher de la détente. Une foule de mignonnes crevettes roses, toutes identiques, toujours un peu affolées, toutes les mêmes. Besoin en eux de trouver une femme soumise, femme objet, femme désir.

Les crevettes ne savent pas comment se changer les idées, comment rêver, petits cerveaux, petites carapaces, et besoin d’une pute pour se sentir exister. C’est que ça parlait beaucoup, les crevettes, et il  faut  les écouter, les laisser parler, parler. Pas de filles à séduire, suffit de payer, pas d’efforts à faire, et hop, ça leur plaît aux crevettes. Fellation-sodo-éjaculation faciale, grand classique, que recherchent toutes les crevettes.

Seconde espèce, aux plus grosses carapaces, les homards, ou les crabes, avec leurs pinces qui font mal. Les homards et les crabes ont plus d’argent, et logiquement, ils exigent plus. Quand ils en deviennent tordus, et qu’ils fonctionnent de travers,  je les appelle alors les crabes.

Ça fait mal un crabe qui pince. Ça dépend aussi beaucoup de mon état moral, de ma fatigue, une gentille crevette pouvait aussi devenir crabe, si je n’arrivais plus à la supporter.

Les homards, les crabes,  ont tout et veulent tout. Ils ne s’expriment qu’à l’impératif, lancent, crient des ordres, tous destinés à me transformer en objet. Ils me tournent autour comme de grosses abeilles excitées face à trop de miel ; suffit d’attendre que ça passe, que leurs exigences s’écoulent, comme s’épuise leur l’argent. Ils veulent toujours me faire souffrir, me brûler avec des cigarettes, m’attacher, me frapper, m’insulter. Il y en a eu un qui voulait que je sois comme morte, faire l’amour avec un cadavre l’excitait. Un autre, encore, qui m’avait payée pour que je fasse l’amour avec un ami, sans rien le lui dire. Au début, oui, j’acceptais tout. L’argent parlait, le client payait et je faisais. Mais j’ai appris à repérer les tordus. Ils ont les yeux comme des cigares éteints, paf, ils deviennent d’un seul coup imprévisibles, ça déraille, ça emprunte des chemins non connus : tout devient possible. Violence, jouissance, plaisir de faire mal, de torturer. Leur jouissance va pousser sur un impossible à satisfaire, un impossible douloureux pour moi. Car le crabe a payé, alors il a le droit et il le fait. Un autre client, un homard encore, qui voulait que je me déguise en femme de chambre, petit tablier noir et blanc, afin de me prendre par-derrière. Désirs, envies robustes et tordues, que l’on ne peut avouer aux autres femmes normales, cela peut se comprendre aussi. Tout peut se comprendre, tout peut se faire à condition que l’on paie. Et ceux qui ont de l’argent le savent mieux que les autres. » 

 

“Avant de me coucher, je sortais prendre l’air, la lune dansait dans les vitrines. Puis j’établissais le total de ma pêche, de tous ces animaux marins, échoués sur la plage que j’étais. Parce que oui, je suis une plage et j’accueille tout ce dont plus personne ne veut. Une plage, un banc de sable sur lequel tous venaient s’échouer ; quand j’étais fatiguée, mal dormi, trop bu, je me disais que j’étais une plage encombrée d’algues vertes séchées, et de sacs en plastique. Dans la nature existent toujours des corbeaux qui dévorent les restes, et ces lieux refuge pour dégorger, pour évacuer. 

Sur ma plage, il y avait des crevettes, des homards, des crabes, tous comestibles. Tant mieux.”