Adults in the Room | Costa-Gavras

Par Ombeline Defrance.

Trente minutes avant le lancement de la séance, la salle de cinéma est déjà comble. Certes, il ne s’agit pas de la plus grande de la Ciné-Cité des Halles mais quand bien même, des adultes remplissent la salle bientôt obscure. Des adultes, qui s’apprêtent à s’introduire dans les arcanes du pouvoir européen grâce au dernier film du réalisateur grec Costa-Gavras. Des adultes, qui s’apprêtent à comprendre comment le jeu vicié de la politique à l’échelle européenne place au pouvoir des adversaires catégoriques à la solidarité entre nations au moment de la crise grecque. Les « adults in the room», ce ne sont sûrement pas ceux qu’on voit à l’écran, mais plutôt ceux qui s’installent dans les fauteuils du cinéma et qui attendent de Costa-Gavras qu’il nous explique la désastreuse cacophonie européenne.

Le film s’appuie sur le livre autobiographique de l’ancien ministre des Finances grec, Yanis Varoufakis, en poste en 2015 après la victoire du parti politique radical de gauche Syriza. Les premières images du film de Costa-Gavras s’apparentent à des images d’archives au moment de l’annonce de la victoire du parti d’Aléxis Tsípras : la foule est en liesse, le peuple attend de cette élection son Salut tandis que la crise de la dette sévit en Grèce et a conduit à augmenter considérablement la pauvreté, la « fuite des cerveaux » (les médecins quittent le territoire en grand nombre à la suite de la fermeture des hôpitaux) et la privatisation de nombreuses structures sociales. Costa-Gavras donne la mesure : la réalité de la crise de la dette est une véritable tragédie grecque en cinq actes.

Mais qui dit tragédie grecque, dit aussi héros tragique sacrifié. En l’occurrence, Yanis Varoufakis, interprété par Christos Loulis, incarne ce rôle. Il subira tout au long du film la désillusion de l’expérience européenne, lui qui pensait pouvoir en bouleverser les règles. Le spectateur connaît le dénouement dès le début du film : Yanis finira par rendre sa démission. Le film de Costa-Gavras s’articule donc autour d’un long flash-back pour expliquer le geste final du protagoniste. En effet après la victoire du parti, Yanis porte avec lui l’espoir de changer la situation gravissime de son pays. La dette qui mine l’économie grecque empêche formellement le pays de se relever et de répondre aux attentes de l’Union Européenne quant à l’équilibre entre le taux de la dette et la richesse produite en Grèce (son PIB, Produit Intérieur Brut). En d’autres termes, la Grèce risque tout bonnement d’être exclue de la zone euro, en raison de la crise de la dette qu’elle subit… C’est bien connu, quand il y a un problème systémique, mieux vaut exclure les victimes que de chercher les coupables… On a rêvé mieux du point de vue de la solidarité…

Yanis espère alors sauver son pays en proposant une indexation de la dette au PIB pour sortir du cercle vicieux qui pousse la Grèce au bord du gouffre économique. Cette stratégie économique vise également à refuser formellement de signer le MoU, le Memorandum of Understanding qu’impose l’Union Européenne à la Grèce pour qu’elle rembourse sa dette, mais qui s’apparente en réalité, à un contrat faustien pour lequel la Grèce vendrait son âme au diable financier. Cependant, l’arrivée de Yanis dans l’Eurogroupe est vue d’un mauvais œil par nombre de pays, plus soucieux de leurs intérêts financiers que de la « crise humanitaire grecque ». Yanis réalise alors que la bureaucratie européenne n’est qu’une vaste mascarade politique, qui ne se soucie guère des intérêts des peuples, pour leur préférer les intérêts des banques. Autour de la table des cessions de l’Eurogroupe, c’est à qui dira la meilleure punchline pour ridiculiser la Grèce : on entend notamment, après quelques répliques ping-pong un « À prendre ou à laisser ! », tout à fait symptomatique des règles d’une société du spectacle et du divertissement auxquelles le jeu politique ne déroge pas. 

La satire de Costa-Gavras parvient cependant à retourner le rire contre les pays-membres, dont le comportement est digne d’enfantillages : en effet, dans une fameuse scène du film, il s’agit se mettre d’accord sur un communiqué de presse, histoire de dire aux peuples que l’Union Européenne fait tout en son pouvoir pour « sauver la situation grecque » (position hypocrite au possible…). À nouveau, les gamineries continuent : c’est une histoire de mots, les chamailleries politiques s’accordent autour du vocabulaire qu’il s’agira d’employer concernant un Memorendum tantôt « amendé », « modifié », « ajusté »… On s’intéresse donc plus à des nuances verbales pour atténuer langagièrement l’urgence de crise que d’y répondre concrètement. Christine Lagarde est la seule représentante, dans tout ce groupe d’hommes de pouvoir, à essayer de trouver une voie raisonnable et adulte dans ce pugilat politique. Fort heureusement, le héros Yanis ne faiblit pas, sa pugnacité lors des débats politiques face à l’entièreté d’une salle hostile à tout compromis relève un peu le niveau d’incompétence de ces représentants qu’on désigne pourtant être des « technocrates », étymologiquement, des experts en matière politique.

En réalité, la seule expertise que les représentants européens dont capables de rendre compte, c’est celle de la finance, en dehors de toute considération démocratique. Il faudra peu de temps au gouvernement grec pour sortir de l’espoir européen affiché, tandis qu’il arrive pour la première fois à Bruxelles, et qu’il regarde avec émerveillement l’enfilade de drapeaux européens censés signifier le projet de solidarité et d’union politique de l’ancêtre de l’UE (la CEE), depuis 1957. En effet, plus les scènes du film se succèdent, plus le spectateur ressent l’impression désagréable que la Grèce n’est pas du tout dans un rapport d’égal à égal, de pair à pair, mais plutôt de père à enfant, au sens où la stratégie européenne ne semble avoir qu’un objectif : infantiliser au maximum la Grèce, lui donner des leçons de morale, en somme, exercer une autorité parentale, ou du moins paternaliste sur elle par pulsion d’emprise, en l’occurrence ici, financière. Ce thème de l’emprise et du contrôle par la finance avait déjà été abordé par Costa-Gavras dans un de ses films précédents, notamment dans le Capital, qui montrait déjà sans détours en quoi le pouvoir financier déshumanisait profondément les rapports sociaux, en mettant en place une dictature du profit infini par le capitalisme sauvage. 

En l’occurrence, ceux qui pensent jouer le rôle de parents dans le film, ce sont tous les représentants serviles de la finance. On compte alors parmi eux, la Troïka, ce groupe d’économistes pseudo-experts qui est envoyé par la Commission européenne, la Banque Centrale Européenne et le Fonds Monétaire International et dont la mise en scène de Costa-Gavras les présente comme des professeurs intraitables et dogmatiques quant à la gestion des finances publiques grecques face aux « cancres » que représentent Yanis et son équipe. En d’autres termes, l’existence d’une telle police des finances qui dit comment gérer son porte-monnaie est une humiliation pour le peuple grec, à qui on dit comment « apprendre à gérer ses dettes ». Mais plus encore, elle est absolument absurde dans ses propositions : une scène ahurissante du film montre comment, sans aucune intelligence critique, la Troïka demande à la Grèce de baisser les salaires de la population de 40%, chose qui avait déjà été faite auparavant (menant donc à une baisse totale d’environ 70%…), en se permettant une leçon de morale pour asseoir son pouvoir professoral. De même, Yanis vivra la même expérience à la BCE, véritable tribunal des finances dont les chiffres qui s’y rapportent ne sont plus qu’un amalgame incompréhensible et dont le seul but est de rendre la Grèce responsable de sa situation.

 



 

L’humiliation suivante est aussi médiatique, orchestrée par le comportement paternaliste de Jean-Claude Juncker à l’arrivée de Yanis et Alexis Tsípras. Le sketch de la cravate, semblable à un symbole de l’asservissement, est une idée brillante dans la mise en scène pour montrer comment la politique européenne s’appuie également sur le système des apparences médiatiques complètement gaguesques et ridicules. Costa-Gavras s’attaque ici à la manipulation médiatique qu’engagent les politiques, idée qui est reprise également dans la scène du double discours de Michel Sapin, qui fonctionne sur le mode du champ / hors-champ : derrière la caméra, Sapin soutient la Grèce ; devant, il en appelle à « l’obligation vis-à-vis des créanciers » et la signature du MoU. Les adultes sont des menteurs, et ça, les enfants s’en rendent compte au bout d’un moment, de même que Yanis comprend dans son baptême politique l’hypocrisie qui gangrène la représentation politique. 

Toujours dans le rôle des « adultes », la rigueur budgétaire prend le visage, fermé et intraitable, du Ministre des Finances allemand, Wolfgang Schaüble, qui ne jure que par le Mémorandum et dont la volonté est d’exclure la Grèce de la zone euro. Figure d’opposition par excellence de Yanis, ce personnage se révèlera être pourtant plus humain que le reste de ses collègues vers la fin du film, mais est forcé de porter l’éthos de rationalité de la finance, contre les peuples. « On s’endette pour acheter des voitures allemandes » : Yanis fait ce constat insensé et dont l’ironie tragique rejoint l’idée selon laquelle la soumission aux règles de Schaüble ne peut mener qu’à un cercle vicieux. 

C’est ce même cercle vicieux qui aura raison des décisions politiques prises par le gouvernement grec au bout du compte. Malgré le référendum grec dont on sait qu’il se termina par un OXI (non, en grec) contre la sortie de l’euro, la désillusion démocratique aura bien lieu. Le parlement grec votera le MoU à 73%. La scène de la jeunesse tournant le dos à Yanis au restaurant symbolise dans une atmosphère glaciale la colère silencieuse, privée de voix, du peuple renversé, trahi. Le film de Costa-Gavras dénonce alors l’excuse de la technocratie pour enlever au peuple ses pouvoirs décisionnels. L’économie, un sujet trop technique pour être saisi par le peuple ? C’est ce que suppose en effet un des membres de l’Eurogroupe lors d’une énième réunion contre-productive : « Comment le peuple peut-il savoir ce qui est bien pour lui sur un sujet aussi technique ? ». Cette tragédie dont parle Costa-Gavras, c’est donc bien celle de l’échec d’une véritable démocratie européenne, prise aux mains de la dictature financière. Le mal qui touche la Grèce est aussi celui d’une schizophrénie politique, prise entre deux pôles qui ne devraient être qu’un : d’une part, répondre aux obligations représentationnelles du peuple grec, espérant sortir de la crise ; de l’autre, répondre aux obligations de l’Union Européenne, devant a priori elle-même répondre aux obligations représentationnelles des peuples, mais qui visiblement s’en détache. 

Le ballet macabre et silencieux des bureaucrates dans lequel Tsípras se trouve finalement pris est l’apogée de la satire politique que dresse le réalisateur. La mise en scène asphyxiante et tourbillonnante montre en quoi la Grèce est prise dans une spirale infernale orchestrée par Merkel et son tailleur rouge, accompagnée d’Hollande, pour convaincre la Grèce de se soumettre aux « règles des adultes ». Chaque pays membre prend une posture menaçante et oppressante face à Tsípras, censé incarner les intérêts du peuple grec. Il voudrait même partir, la porte Exit symbolisant le choix vers lequel il se sent poussé. Mais la solitude hors de l’UE, non souhaitable, le pousse pourtant à revenir et à se mettre à la botte d’Hollande et de Merkel, qui finalement remporteront le combat. Il s’agit donc d’une scène finale puissante et allégorique qui retrace le parcours impossible d’un pays en crise souhaitant sortir de l’austérité qui détruit son économie. Rappelons par ailleurs que la dette grecque s’élevait à 127% de son PIB au début de la crise et à 181% fin 2016, en raison de la méthode de gestion choisie. Les chiffres parlent d’eux-mêmes.

Costa-Gavras est tranchant dans sa critique du fonctionnement de l’Union Européenne, mais rend hommage au peuple héroïque, celui qui survit face à l’indifférence technocratique. Le pouvoir du peuple, c’est cette résistance face au monstre de la finance.