Le texte, un jardin dont il faut sortir…

Par Lorenzo Soccavo.

Prélude…

Nous allons partir d’un texte fondateur de la pensée occidentale. La Genèse. Nous allons le traverser comme une lance nous transpercerait le corps ou bien comme un fleuve traverse un espace. L’idée qui nous fera marcher, comme dans l’expression : « faire marcher quelqu’un », est celle que le texte s’apparenterait à un jardin clos. Mais quel texte ? Le texte initial. Le texte originel et non-écrit même si. En puissance cependant il pourrait potentiellement s’agir de tout texte sur les rives du fleuve qui traversait dit-on ce jardin-là. Tout texte est concerné du moment que le fleuve d’une lecture, donc du langage, le traverse. Nous progresserons ainsi par association d’idées, comme nous dirions : « une association de malfaiteurs ».

Premières notes circonstanciées

Que lisons-nous dans le texte de La Genèse ? Je me référerais à l’édition 2010 de La Traduction œcuménique de la Bible. Nous lisons qu’entre la source du fleuve, Source de la Parole entendrons-nous, et nous, il y a… Nous verrons bientôt qui. Mais d’abord un point de géographie. Si nous lisons attentivement ceci que lisons-nous : « Un fleuve sortait d’Éden pour irriguer le jardin » (Gn. 2,10). Où sommes-nous donc alors ? Si nous imaginons une topographie du Jardin-Texte initial, nous ne sommes pas à la source, en la parole qui fait texte, mais seulement dans son jardin par elle irrigué, dans ce qui, de la Parole, se montre à nous sous cette apparence concrète d’un texte qui, en ce hors-là du temps, pouvait apparaître comme un jardin. Peut-être même pourrait-il encore en être parfois ainsi pour certaines lectrices, pour certains lecteurs. Mais ce qui est certain c’est qu’aujourd’hui encore lorsque nous sommes dans le parc d’un château nous ne sommes pas dans le château. Nous n’avons jamais été dans l’Éden, mais seulement dans son jardin.

Hymne au premier couple de fictionautes

Qui sommes-nous actuellement ? Une lectrice ou un lecteur, c’est-à-dire symboliquement descendants d’Adam et d’Eve. Et eux qui étaient-ils ? De purs lys dans les délices, dans le jardin des délices ? Et si nous imaginions alors que le fait qu’il y ait déjà eu là pour eux écriture, et donc lecture, que ce Texte-Jardin initial soit l’empreinte d’une première impression de la Parole, un premier passage de l’invisible au visible, alors la Chute, ce qui impulsa la Chute était donc inscrit dans ce qui s’écrivait et était encré par le fleuve qui sortait d’Éden pour irriguer le jardin. Le nom du phénomène concerné pourrait être celui de : pesanteur. Contexte et texte sont soumis à l’attraction terrestre.

Mais peut-être cependant Adam et Eve avaient-ils eux aussi leur propre stratégie ? Peut-être se sont-ils conduits comme ils se sont conduits justement pour être chassés du Jardin ? A Genèse 3,8 nous pouvons lire : « Or ils entendirent la voix du Seigneur Dieu qui se promenait dans le jardin au souffle du jour. ». D’autres traductions, comme celle de la Bible de Jérusalem disent : « Ils entendirent le pas de Yahvé Dieu qui se promenait dans le jardin à la brise du jour ». Pas et parole, articulation de la marche et articulation de la langue sont ici liées pour les créationnistes comme elles le sont pour les évolutionnistes. Une présence autre hantait donc le Jardin mais elle n’accédait pas au visible, à l’écriture d’elle. Au pas de la marche fait écho le pas de la négation. Ne pas. Un sens déjà était dans le texte, qui était celui du texte, mais qui cependant n’y était pas écrit, ne s’y écrivait… pas. Cette présence s’invisibilise toujours derrière les mots qui cherchent à la nommer.

Un jardinier…

Alors que plus tard (mais le temps existe-t-il ?) : « Mais elle, croyant qu’elle avait affaire au gardien du jardin, lui dit … » (Jean 20,15). Ici la majorité des autres traductions disent carrément : le jardinier. Marie Madeleine, témoin du passage physique de la mort à la vie de Jésus-Christ et qui le prend pour… le jardinier. Remontons encore le temps… Lorsque Zacharie apprend que sa femme Élisabeth enfantera un fils qui portera le nom de Jean (Jean le Baptiste), que lui dit le porteur de cette bonne nouvelle : « Je suis Gabriel qui me tiens devant Dieu. J’ai été envoyé pour te parler et pour t’annoncer cette bonne nouvelle. » (Luc, 1,19). Le même Gabriel qui, quelques mois plus tard, est envoyé à Nazareth annoncer à Marie la naissance de Jésus. Le texte dit donc qu’il se tient devant Dieu et qu’il est envoyé pour nous parler.

Qui est-il lui ?

Si en guise de fleuve nous imaginons remonter le Nil à la recherche de sa source c’est lui alors que nous trouvons, il est le dieu du langage et de l’écriture des Égyptiens, il porte le nom de Thot, il apparaît en ibis ou en babouin. Les grecs le nommeront Hermès. Les romains Mercure. Dans le Phèdre de Platon c’est de lui que Socrate parle. C’est lui encore qui anime la personne fictive du nom d’Hermès Trismégiste et nous lègue quelques textes dont celui, dit alchimique, de la Table d’émeraude. C’est toujours lui qui dans l’Ancien Testament est appelé Hénoch et qui pour certains ésotéristes serait le Métatron : le Scribe. C’est un labyrinthe de miroirs qu’il est. Le domaine dans le jardin duquel nous sommes serait-il un Palais des glaces ? Tout ne serait-il qu’une attraction ? Le nom du phénomène concerné pourrait être celui de : apesanteur.

Entre la source du langage et son fleuve qui irrigue nos jardins il y a donc Gabriel. De tous ses noms c’est celui que je retiens. Gabriel comme méta-métaphore, la métaphore des métaphores car c’est lui qui porte les messages d’un niveau à un autre, d’un étage à un autre.

Incarnation & visibilité

Devenir un corps de chair passe par la descente au visible. La Parole qui devient écriture, qui se fige à la surface de l’argile, laisse sa trace sur le papyrus, se retrouve prise comme un insecte dans l’ambre, gelée dans la glace comme le pointait François Rabelais. Que faire alors dans ce jeu de miroirs du Jardin-Texte / Texte-Jardin ? Goûter les fruits de l’arbre de la connaissance du bien et du mal ?

Délimité comme une page ce jardin est clos et par là, entouré qu’il est d’une ceinture, il devient métaphore de l’enceinte, est en état de grossesse. Ce thème du jardin enclos fut jadis fréquent dans l’iconographie religieuse européenne et dans la poésie mystique autour du personnage de la Vierge Marie. Dans le Cantique des cantiques (4, 12) nous lisons : « Elle est un jardin bien clos, ma sœur, ô fiancée ; un jardin bien clos, une source scellée. » (Bible de Jérusalem). Au 15e siècle fleurirent des représentations nommées Chasses mystiques, allégories de la lecture, chasses à la licorne et Annonciations où Gabriel en Actéon, Actéon était là alors son nom, Actéon donc avec ses chiens pénètre dans un jardin clos où Marie se tient, la licorne pointe sa corne en direction du ventre de Marie. Devenir un corps de chair passe par la descente au visible.

L’enfer-me-ment

Mais l’enfermement dans le texte est-il possible ? Dans la tradition hébraïque les quatre consonnes du Paradis (Pardes, pour la Kabbale) s’incarnent chacune dans la personne fictive d’un rabbin exprimant chacun un niveau de lecture du Texte-Jardin. Rappelons que lorsqu’il débouche du Jardin des délices le Fleuve se sépare en quatre (Gn. 2,10). A la première consonne P de Pardes correspond une lecture littérale qui ne s’attache qu’au sens immédiat du texte, et les talmudistes nous disent que Rabbi Chimon Ben Azzay en serait resté mort dans le jardin. Mort parce que croyant que ce qu’il voyait dans le jardin, que ce qu’il lisait dans le texte, était l’expression de la vérité. A la consonne R correspond une lecture sensible aux multiples allusions du texte et qui aurait rendu complètement fou Rabbi Chimon Ben Zoma. Fou car du coup tout lui apparaissant avec un double-fond, il resta dans le jardin à creuser le sens. A la consonne D correspond une lecture interprétative et c’est la raison pour laquelle Elicha Ben Abouya, parfois appelé le rabbin hérétique, reste lui aussi dans le jardin à en interpréter les signes comme Don Quichotte interprétait ceux du monde. Enfin, à la consonne S la lecture perce le secret enceint dans le texte et ouvre ainsi l’accès à l’autre monde qu’il recelait en lui et qui est révélé au lecteur. C’est dit-on ce qui serait arrivé à Rabbi Akiba, le seul à être entré puis sorti du texte sain et sauf. Pourquoi ? Peut-être parce qu’ayant lu, non pas le texte, mais la vérité du texte il n’était plus, après l’avoir lue, celui qu’il était avant de l’avoir lue.

Que nous disent les mots ?Le para-dis nous dit que le contexte (para) fait événement en disant, tandis que l’enfer me ment. Mais Eve, elle, ne ment. Pas. Le pas de la langue de la marche, de la marche de la langue, et de la négation de l’enfermement dans le texte. C’est d’un parachèvement qu’il s’agit. Peut-être même Eve est-elle l’événement palindrome ? Le para-dis, ce qu’il y a à côté parle. Je parle, nous parlons toujours de ce qu’il y a à côté. Seul Rabbi Akiba n’aurait pas pensé le Paradis comme un texte écrit mais comme à un retour au sens que seul un départ pouvait rendre possible. Quitter le texte pour pouvoir y revenir. Et alors que j’écris ce présent texte-ci, par hasard (mais le hasard existe-t-il ?) je tombe, comme le dit l’expression familière, sur Le journal d’un seul jour – La Révolution bleue continue du dimanche 27 novembre 1960, sur Le Saut dans le vide d’octobre de la même année, d’Yves Klein, avec cette déclaration : « Le grand théâtre, c’est l’Éden en fait », cet appel : « Viens avec moi dans le vide ! ». C’est par le vide, silences entre les sons, blancs entre les lettres, que tout va se racontant. C’est le trop-plein de cruauté du monde extérieur qui fait du Jardin des Finzi-Contini qu’il demeure jardin en nos mémoires de lecteurs. Ainsi tout texte littéraire, c’est dire par essence porteur de valeurs à la fois esthétiques et éthiques est un Jardin des délits, des dédits, des dé-lis, des délires et des déliés. Jardin des lys blancs qui vus des cieux apparaissent page à écrire. Texte comme impatient substitut d’une envolée. Nous pouvons je crois l’envisager ainsi. Partir du jardin et revenir lire au jardin peut-être est-ce au fond un même geste palindromique ?


Cette contribution s’inscrit dans une série de réflexions à (re)découvrir de manière épisodique, chacune sur des pages différentes. Des pages que Pro/p(r)ose Magazine vous enjoint chaleureusement à arpenter :


Une contribution de Lorenzo Soccavo | Chercheur associé à l’Institut Charles Cros, rattaché au séminaire Ethiques et Mythes de la Création, et conseil indépendant en prospective du livre et de la lecture à Paris, Lorenzo Soccavo s’intéresse tout particulièrement aux métalepses narratives, ses travaux travaillent également le concept de Fictionaute, c’est à dire « la part subjective de soi qu’une lectrice ou qu’un lecteur projette spontanément dans ses lectures. » Conseillé et conférencier le scientifique écume les mondes (réel/fictif) pour mieux les saisir, on lui doit l’invention de la prospective du livre ainsi que plusieurs ouvrages dont Les Mutations du Livre et de la Lecture (2014), De la bibliothèque à la bibliosphère (2011) et Gutenberg 2.0, le futur du livre (2007) ou plus récemment La Traversée du langage. Une brève histoire de la lecture dans les miroirs (2020). Il est également à l’origine du blog -carnet Prospective du Livre sur lequel il présente régulièrement les avancées de ses recherches.