Poches de Résistance Poétique : «Nous ne sommes pas utiles par contre, nous sommes nécessaires » entretien exclusif avec Fany Buy & Pauline Picot

     Par Clémence Bobillot.

« Le tigre est blessé. 

Rabougri (…) 

Le tigre s’interroge tandis qu’il déambule 

Parmi les cadavres (…) 

Il s’interroge sur l’avenir (… ) ». 

Sur la fin possible de l’art ? 

La voix de Fany, expressive, mystérieuse, capture votre oreille pour y glisser les mots piquants de Pauline.  C’est les Poches de Résistance Poétique, deux saisons disponibles sur YouTube, pastilles poétiques à sucer ou à croquer. Nous rencontrons les créatrices pour les interroger sur cet intrigant projet. 

*de gauche à droite Clémence Bobillot, Pauline Picot, Fany Buy

Pro/p(r)ose Magazine : Fany Buy, vous êtes comédienne, Pauline Picot, autrice. Pouvez-vous vous présenter ? 

Fany Buy : Depuis plusieurs années mon geste artistique se rapproche du geste premier du comédien : la lecture. Le texte c’est l’oeuvre et l’outil, c’est quelque chose de fascinant. Plus je travaille, plus je me rends compte que le texte est à la fois un objet terminé et quelque chose en devenir. Exercer mon métier signifie aussi transmettre : je suis artiste-pédagogue en théâtre classique dans une école de cinéma ; je suis artiste-intervenante et mène des projets d’action culturelle, pour l’Education nationale (maternelle, primaire, collège et lycée) et à l’intérieur de structures médico-sociales. J’ai créé récemment la compagnie Prosopopée, dont le pilier est de donner à entendre le texte et faire de la voix la première des représentations : envisager le monde et l’humanité par la fiction, la poésie et le théâtre. Ces parcours sont tracés lors de spectacles, de lectures ou par la création de podcasts.

Pauline Picot : Je suis autrice de théâtre et de poésie : ce que j’écris se situe à la frontière entre les deux et ce qui relie les deux, c’est la dimension vocale. Mes textes sont faits pour être dits (pour soi-même ou sur un plateau). Je suis également doctorante et chargée de cours à l’Université où je donne des cours de théâtre. Je m’essaye à la performance depuis un an avec une série filmée autour du pilote de Formule 1 Ayrton Senna. Et je fais des collaborations avec des gens intéressants et enthousiastes, dont Fany fait partie !

Pro/p(r)ose Magazine : Quand et comment votre rencontre a-t-elle eu lieu ? Pouvez-vous me raconter la genèse du projet des Poches de Résistance Poétique » ? Comment l’idée est-elle née ?

Fany Buy : Je suis attentive aux écritures contemporaines (notamment en poésie et en théâtre) je connaissais donc déjà le travail de Pauline, je lisais régulièrement ses textes et fragments sur son site. J’aime que ses textes ne soient pas étiquetés, je veux dire que la langue de Pauline, c’est de la poésie qui fait théâtre : d’un point de vue dramaturgique ils sont foisonnants car à la fois très vastes et très précis ; du point de vue de l’interprétation , c’est un délice à dire puisqu’ils sont toujours une parole adressée. Un jour je lui ai dit que j’avais enregistré un de ses fragments, j’ai osé lui proposer de l’écouter, elle a apprécié : « Chevauchons-le ! » était la première Poche !

Pauline Picot :  J’écris beaucoup de fragments depuis deux ans déjà, mais pendant le confinement l’écriture de ces fragments s’est considérablement accrue, j’en ai écrit tous les jours, plusieurs par jour parfois. Ce n’était pas du tout une hygiène de confinement ou un besoin de produire : mon premier fragment portait justement sur les injonctions à la productivité qui accompagnaient le confinement et qui me perturbaient beaucoup. J’ai écrit tout ça avec beaucoup de colère, et en même temps j’avais envie de rire de toute cette absurdité… Fany, que je ne connaissais pas, m’a contactée en me demandant si elle pouvait mettre un fragment en voix. Quand on me propose ça, je dis toujours oui, ça me fait très plaisir que d’autres s’en emparent. Elle m’a montré des images avec lesquelles elle aurait aimé accompagner le texte : un chasseur devant un tigre blessé, mort. Le tigre, c’est nous, le spectacle vivant, la mort de nos métiers… De plus en plus, on s’est amusées avec ça, avec les images, les textes, on se faisait des retours… Maintenant, on se rencontre de plus en plus humainement. 


Chevauchons-le !

Pro/p(r)ose Magazine : Les textes évoquent notre nouvelle réalité, et distribuent des mots qui nous rassemblent tous autour d’elle — la pandémie —. On entend « masque », « attestation »… des mots qu’on ressasse sans fin mais qui ici se noient dans une poésie et un humour cyniques. Ça ne ressemble pas à un journal de confinement, ce que beaucoup d’auteur.ices ont pu proposer, je pense à Wajdi Mouawad par exemple… Ici il y a quelque chose de spécial, de plus libre et libérateur à la fois. Que pensez-vous du concept de « journal de confinement », et votre volonté était-elle d’en faire une parodie ?

Pauline Picot : Le journal de confinement, c’est un luxe ! J’étais assez en colère contre ces gens qui écrivaient des journaux de confinement car c’était une fenêtre ouverte dans le luxe de leur vie et ça leur donnait encore une fois une occasion de se montrer et de se montrer en train de créer. Ça m’a un peu agacée. Mais justement, ce confinement nous a aussi amenés à questionner le fait que chacun.e peut souffrir à des endroits différents, et qu’on n’a pas forcément besoin d’être confiné dans un 9m2 pour être mal. Ce que j’ai fait avec les fragments n’a rien d’un journal de confinement dans la mesure où je ne racontais pas ce que je vivais au quotidien, ce que je mangeais au petit déj… ce qui n’intéresse personne ! Par contre, je disais ce qui me traversait, en tant que peau, que porosité, en tant que surface traversée sans cesse par le réel, par le monde extérieur. Parce que ça, ça peut ensuite être saisi par quelqu’un d’autre. Si c’est pour raconter les péripéties de Pauline qui fait ses étirements le matin pendant le confinement, effectivement on s’en fout complètement ! Donc ce n’est pas une parodie. C’est vrai que j’avais ce point de vue assez acide sur les journaux de confinement, mais je ne voulais pas perdre mon temps à faire une parodie de ça.

Fany Buy :  Nous savons que les Poches font écho, la preuve, on est en train d’en discuter avec toi aujourd’hui, mais les personnes qui nous écoutent et nous soutiennent font partie de notre catégorie socio-professionnelle : des artistes, des intellectuels. J’aimerais voir l’effet que ces textes font sur d’autres gens. C’est pour cela que nous avons choisi Youtube : tout le monde peut tomber sur nos vidéos, y avoir accès, et pas uniquement nos proches et nos amis.


SEXY :


Pro/p(r)ose Magazine : Les artistes, depuis des mois, se retrouvent paralysés et privés de leur terrain d’expression, alors ils tentent de poursuivre leur passion et métier comme ils peuvent. Il semble qu’il y ait actuellement tout un débat autour de l’utilité et même de la nécessité de l’art. Dans les textes, il y a ce thème qui revient, celui de l’utilité de l’artiste dans la société. « J’ai honte de ne pas être un soignant », écrit Pauline dans l’un des fragments. On ressent à travers les textes ce tragique besoin de se prouver à soi-même qu’on est utile, que le monde a besoin de nous…  Que pouvez-vous dire de cela, est-ce un sentiment que vous ressentez vous-mêmes ?

Pauline Picot : La question fondamentale, c’est ce qu’on met derrière ce mot « utile ». Oui je ne soigne personne, je ne sauve personne, au sens concret : je ne suis pas directement utile au sens où je ne suis pas en train d’avoir un défibrillateur en mains… et en même temps, je me dis que ce que je fais avec mes textes peut aussi avoir l’effet symbolique d’un défibrillateur. Je ne pourrai jamais faire mieux, je ne pourrai jamais être infirmière : je suis à ma place. Je ne pourrai pas être à une autre place, parce que je suis trop fragile pour ça, trop heurtée pour ça, trop « moi » pour ça. Je suis parvenue à faire la paix avec cette idée, mais ça n’empêche pas que ça revienne souvent me questionner. Personne n’attend qu’on fasse de l’art, effectivement. Personne ne vient me supplier sous ma fenêtre en me disant « s’il te plaît Pauline, écris quelque chose, c’est tellement important ». C’est à moi de me dire ça. Il faut que pour moi, ce soit nécessaire, et ça l’est. Je crois qu’il faut distinguer « utilité » et « nécessité ». Effectivement, nous ne sommes pas utiles. Par contre, je pense qu’on est nécessaires. On n’est pas aussi nécessaires que de respirer, boire, ou manger. Mais on est aussi nécessaires que de faire l’amour, danser, bouger, marcher dans la nature, etc. C’est ce qui fait qu’on continue. 

Fany Buy : Je suis tout à fait d’accord. Ça n’est pas pendant le confinement que m’est apparue cette question : je ne suis pas connue, je sais que je ne suis pas utile, donc je m’en fiche. Bien sûr, seule toute la journée dans mon appartement (mon compagnon travaillait à l’extérieur, il est essentiel!), mon inutilité m’est apparue de façon très concrète. 

Pro/p(r)ose Magazine : Parlons des photographies d’archive qui viennent illustrer les poèmes lus par Fany Buy. Comment l’idée s’est-elle imposée, et comment choisissez-vous les photos pour chaque texte ? Qui de vous deux s’occupe de cet aspect-ci ?

Pauline Picot : (montre Fany)

Fany Buy : Cela vient d’abord du son d’abord. Je propose quelques versions à Pauline, je ré-écoute son choix, donc ma voix, qui n’est déjà plus la mienne, et je laisse ma perception me dire ce que cela lui raconte, de me le dire en un mot . C’est ce mot que je tape dans Gallica (plateforme de numérisation des archives de la BNF). Je regarde ce que la recherche me propose jusqu’à ce que cela matche entre le terme et l’image. Après je propose à Pauline au maximum quatre versions, elle me dit ce qu’elle préfère, on se fait des retours, pas beaucoup, nous cultivons l’économie de la fabrication pour que chaque Poche soit une envolée.

Pro/p(r)ose Magazine : Ce procédé d’illustration par l’archive semble vouloir évoquer « le monde d’avant ». Le rapport est très bien construit et introduit une certaine nostalgie aussi, donnant au tout l’aspect d’un document d’archive très intéressant. Ces photographies d’archive seraient-elles un moyen de prendre du recul par rapport à la situation actuelle et de l’observer comme si nous en étions enfin sauvés ?

Fany Buy : Ces photographies donnent une temporalité autre : le propos des Poches est d’aller bien au-delà du présent par le frottement, la friction d’un texte ultra-contemporain et d’une photographie d’archive. Il y a au moins cent ans de différence entre l’image et le texte, l’une et l’autre se font écho. Ça n’est pas forcément « le monde d’avant », c’est l’humanité en général.

Pauline Picot : La recherche d’archives permet de créer un décalage vis à vis de l’extrême actualité de mes textes. Je ne suis pas dans une démarche d’écriture militante ; s’il y a un militantisme chez moi il se trouve plutôt dans mon cynisme et mon acidité, dans ma manière de voir le réel par le prisme de l’écriture. On a donc décidé d’adoucir cette acidité ultracontemporaine avec l’image d’archive. J’avais jamais pensé à cette idée qu’on pouvait observer ces images comme si on était « enfin sauvés », je trouve ça très beau. Il y a aussi autre chose avec ces images d’archives : ce qu’on traverse nous paraît être complètement inédit et pourtant ça a pu exister avant. Ce qui nous paraît terrible aujourd’hui, cette sensation de fin du monde, a pu être présente avant dans l’histoire de l’Humanité. C’est à la fois complètement actuel et complètement cyclique, ce qu’on raconte. Il y a aussi l’idée de créer un contrepoint : les images d’archives servent parfois à venir souligner le propos du texte, et parfois à le contredire complètement, pour placer le spectateur dans une position d’inconfort. Je pense notamment au texte « C’est si dur ». C’est un texte sur toutes les mini-catastrophes de l’existence, qui sont, quand on est fragile, vécues comme de véritables cataclysmes. Donc on a accompagné le texte d’images de cataclysmes, de trains qui déraillent, de situations terribles… on a conscience que cet effet est sur la brèche du second degré, de l’humour noir, du cynisme… Ces Poches de Résistance Poétique parlent vraiment de la légitimité de toute souffrance. Toute souffrance est subjective, et parfois un Tupperware de gruyère rance dans le frigo peut avoir chez quelqu’un la résonance d’un déraillement de train. 


C’EST SI DUR : 


Pro/p(r)ose Magazine : Les textes évoquent le confinement, mais pas uniquement. Ils mettent aussi en lumière les inégalités sociales aggravées par la situation sanitaire. Aussi, dans « Superdéni » par exemple, l’assassinat de George Floyd aux États-Unis est abordé. Les deux saisons des « Poche de Résistances Poétiques » semblent prendre une direction politique, proche de l’actualité et de la société. Contre quoi et/ou qui devons-nous résister, votre titre « Poches de Résistance Poétique » impliquant la résistance… la lutte, peut-être ?

Fany Buy : Oui la résistance, oui la lutte. Ces mots-là me font penser à la guerre. J’ai du mal à utiliser ces termes pour une action qui fait du bien. Je fais un métier qui est autre, qui n’est pas reconnu, alors je suis autre, et je vis autrement. « Résistance poétique » pour moi, ça veut dire : donner à voir et à entendre (au moins à celles et ceux qui nous regardent) qu’une autre existence est possible. Vivre à côté, vivre autrement, inventer ma propre vie.

Pauline Picot : Les vidéos évoquent l’interface entre le soi et la réalité, qui peut être parfois très dure et heurtée. Il y a des gens que le réel ne heurte pas tant que ça, et d’autres que le réel atomise tous les matins ; c’est à partir de ça que j’écris. Si les textes sont politiques, c’est dans le sens où ils s’inscrivent dans le réel, et dans ce que le réel peut avoir de dur, d’impitoyable, d’injuste. Contre qui et quoi devons-nous résister ? Je n’ai pas envie de le dire en temps qu’autrice, parce que je n’ai pas envie de prêcher quelque chose… Tout ce que je peux dire, c’est ce qui me heurte, et les textes, les vidéos, sont une forme de résistance, la seule résistance dont je sois capable. J’ai mis du temps à accepter cette idée. Oui, si on lutte, on lutte avec nos petites armes, les armes du décalage, de la remise en question, du cynisme, de l’absurde…


SUPERDÉNI : 


Pro/p(r)ose Magazine : Quel avenir pour le projet ? Lorsque les scènes seront à nouveau ouvertes, auront-nous le plaisir de découvrir ces textes incarnés en chair et os ? Votre collaboration artistique ira-t-elle plus loin ? 

Fany Buy : Les Poches d’Urgence Poétique, notre prochain projet est un dispositif entre le cinéma, l’écriture, la performance : une personne du public vient à notre guérite d’accueil, nous confie ses symptômes, Pauline, avec sa magie, transforme cela en un fragment. Après, c’est le même processus que pour les Poches de Résistance: j’enregistre plusieurs versions, on choisit ensemble la plus pertinente. Ensuite, sur le merveilleux fond d’archives de Gallica, je cherche quelques images, on valide. Puis la personne revient, on l’installe, elle visionne sa poche, une, deux, trois fois si elle a envie, et après c’est fini, elle s’en va, et il y a plus de trace, jamais, de ça !

Pauline Picot : C’est un mini spectacle, pour une personne qui repose sur la volonté de prendre soin. Quand on dit symptômes, on parle de l’humeur du moment, de besoins, d’état d’esprit. On prend tout ça en note, un peu sur le modèle du diagnostic et de l’ordonnance. Ce dispositif va être programmé à Magnifique Printemps, festival de poésie à Lyon et aussi dans le cadre du Printemps des Poètes à Grenoble, tous deux au mois de Mars 2021. On croise tous nos doigts !