LA POÉSIE DANS LES PLIS | Interview exclusive avec Amélie Guyot

Par Thomas Creusot.

Nous avons profité de la préparation du nouveau numéro de l’audacieuse revue Radical(e), prévu pour l’automne, pour rencontrer sa cofondatrice, Amélie Guyot. Voix originale de la poésie contemporaine, elle nous ouvre les portes de son atelier, où s’élabore une pratique joueuse et expérimentale qui brouille les codes, les formats et les genres, déplie l’imagination et déploie la parole.

Pro/p(r)ose Magazine  : Bonjour Amélie ! Au printemps 2020, tu as lancé, avec Guylaine Monnier, une revue poétique : Radical(e). En octobre paraîtra le troisième numéro. Un appel à textes est lancé jusqu’à la fin du mois ; cette interview est l’occasion de le relayer. Quels textes accueille la revue, quelle en est la « ligne » directrice, l’intention initiale ?

Avec Guylaine, nous nous sommes retrouvées, en tant que poète, lors du premier numéro initié par Nicolas Vermeulin. Alors qu’il était pensé comme un one shot, nous nous sommes rejointes sur l’envie d’étoffer et défendre ce beau projet. L’idée était de mettre en dialogue six paroles féminines à chaque opus, comme une profession de foi établie de numéro en numéro. Des voix de tout horizon, reconnues, ou familières, et de plus confidentielles que nous prenons plaisir à faire découvrir, à faire se côtoyer, à l’instar d’Élisa Darnal, ou Claire Le Michel dans notre dernier numéro.

Radical(e) est à la fois un laboratoire d’idées, un topos possible, un espace de jeu formel, poreux entre poésie, dessin, photographie, et une carte blanche, alors même que nous ne voulons pas imposer de thème, et ignorons tout de ce qui nous sera proposé. Chacune sa libre partition. Nous résistons à quelque chose qui excède le cadre “classique” de la revue, tout en souhaitant rassembler, proposer un espace commun où faire circuler les voix. C’est pourquoi Radical(e) est en mouvement, chaque numéro se réinvente en respectant un univers qui lui est propre.

Pro/p(r)ose Magazine  : Le format de la revue interpelle – tu préfères d’ailleurs parler de tract. Pourrais-tu le décrire pour nos lecteurs ?

Guylaine comme moi avons travaillé dans le milieu de l’art. Guylaine, en tant que commissaire d’exposition, et moi dans des galeries parisiennes. Nous nous retrouvons aussi sur nos pratiques personnelles, nous investissons la matière, qu’il s’agisse de photographies, de vidéos, de micro-édition ou de recherches graphiques. Aussi le format académique de la revue, paginé, relié, avec couverture.. a rapidement été dynamité. S’est posée la question de comment faire beaucoup avec très peu ? Comment agir plastiquement sur chaque tirage post-impression ? Comment articuler sur le même support, littérature et intervention des autrices ? Comment faire Art avec une économie restreinte, en jouant des codes du livre pauvre? Comment proposer un format qui porte en lui l’implicite de notre engagement ?

Le tract est fascinant par son histoire. Sous l’Ancien Régime, les informations circulaient sous forme de libelles, de canards ou de pamphlets. C’est là que la mode des petits papiers s’est lancée, notamment pour questionner les pensées dominantes. De nos jours encore, le tract joue un rôle fort dans le ballet contrarié d’information et de désinformation. C’est un motif qu’on détourne en creux, en défendant des textes qui nourrissent le réel, sans jamais le réduire à un courant, à un mouvement. Et déplié, le tract se fait affiche, publique, une littérature pour tous qui se placarde sur les murs de la ville.

Le tract, c’est notre façon de nous ancrer dans le temps et de faire manifeste. Et j’avoue que personnellement, j’aime la fragilité du support, qui fait de lui un objet précieux. Là où le livre est plus “solide”, le tract subit l’outrage du temps. Il s’écorne, se déchire, se patine. Et cette fragilité éclaire aussi la fragilité de la parole. Finalement, c’est quoi se dire, porter une langue aujourd’hui, dans une société d’opinion et de bavardage ?

Une image contenant texte, intérieur

Description générée automatiquement

Le deuxième numéro de la collection Radical(e), à demi-(dé)plié…

Pro/p(r)ose Magazine  : En outre, chaque numéro existe sous deux formats : une version noir et blanc et une version « open art ». De quoi s’agit-il ?

Radical(e) n’est pas une proposition qui entretient une tradition éditoriale ou une école littéraire. Là où dans la plupart des revues, les contributeurs proposent une création sur laquelle ils ne peuvent pas agir, nous souhaitions donner l’opportunité à chaque autrice d’intervenir. C’est notre façon de les faire rentrer dans la matière. Et pour nos lecteurs, de relancer le désir de lire et de voir. 

Radical(e) se décline en deux versions. La première, formelle, façon presse, pliée donc. Et la seconde façon affiche. On passe du tract au tableau. Un tableau composite de 60 œuvres uniques : la collection Radical(e) que nous sommes en train de créer.

L’OpenArt privilégie une approche esthétique et encourage les jeux de caviardage, qu’il s’agisse de peinture façon marginalia d’Anna Ayanoglou, ou de dessin-poème de Liliane Giraudon. Pour chacune, il faut lire les textes, faire corps, et jouer de cet ensemble.

Finalement, il n’y a de limite que l’imagination. Et cela apporte du jeu au jeu. Le principe de contamination de textes en textes rend l’œuvre unique et permet à chaque autrice, non seulement de s’approprier l’objet mais de le vendre. Nous donnons à chacune 10 exemplaires qu’elles investissent à leur guise, leur permettant de recevoir “un petit quelque chose” dans un format économique où l’auteur est rarement rétribué. La rémunération des auteurs n’est jamais prise en compte par les revues littéraires. Même si celle-ci reste symbolique, nous l’avons envisagée.

Pro/p(r)ose Magazine  : Tu ne joues pas seulement avec le format de la revue, mais aussi avec une autre convention, qui en fonde pourtant l’identité : le titre. Il change à chaque livraison : placé entre parenthèses, le mot « Radical » est suivie d’une terminaison variable, un peu, justement, comme la déclinaison d’un radical – mot qui est donc aussi à prendre au sens grammatical :(Radical)ée, (Radical)ière, (Radical)ice… Au-delà du jeu formel, comment penses-tu l’articulation entre le cadre d’ensemble de la série et l’existence singulière de chaque numéro ?

Guylaine et moi sommes autrices avant d’être éditrices, et nous questionnons la langue, aussi il nous importait de l’intégrer, de façon à la fois explicite et ludique. Si bien que nous n’utilisons pas la numérotation mais des suffixes, soit un ensemble d’énergies et de singuliers mis collectivement en mouvement. Alors que nous donnons la parole aux femmes, nous nous sommes demandées ce qui définit le genre dans la langue française. C’est ainsi que Radical(e),sans être revendiqué comme revue féministe, se déplie de suffixe en suffixe, s’ouvrant là, à l’invention de nouveaux mots et in extenso, à de nouvelles définitions qui se veulent joueuses et gourmandes. L’ambition est toujours de placer la matière même de la langue, dans sa perméabilité au cœur du tract.

   

Pro/p(r)ose Magazine  : Publication d’autrices, tract plutôt que revue, esthétique du « livre pauvre », trouble dans le titre : tous ces choix confèrent aussi une dimension politique et subversive à cette aventure éditoriale…

Le livre pauvre est une création poétique sur papier, généralement de petit format, tapuscrite ou manuscrite, le plus souvent illustrée, ou accompagnée de photographies. Sa conception plastique et graphique importe autant que son contenu. Le concept de livre pauvre a été lancé par Daniel Leuwers en 2002, inspiré par les manuscrits enluminés de René Char. Leuwers parle de création en escorte, de mariage entre l’artiste et le poète, mélange de voix qui se conjuguent et se télescopent. Le livre pauvre est souvent constitué d’une seule page, de grandeur variable ; le pliage du papier (luxueux ou ordinaire) peut être élaboré ou non. Le nombre d’exemplaires est limité à quelques-uns, chacun étant une création originale. Le livre pauvre échappe aux circuits commerciaux traditionnels de l’édition. Il est réalisé à faible coût, d’où son appellation. Cet objet n’est donc pas à feuilleter. On dit qu’il se lirait debout, page entre les mains, et tournant autour…

Pro/p(r)ose Magazine  : Parlons maintenant de l’autrice Amelie Guyot ! Pourrais-tu revenir, pour nos lecteurs, sur ton parcours qui, je crois, est justement marqué par l’hybridation des formes d’expression, le goût de l’expérimentation ?

J’ai toujours aimé raconter des histoires, et finalement c’est l’histoire bien souvent, qui décide du médium qui lui convient. Aux Beaux-Arts, je me suis régalée à expérimenter des formes, notamment l’édition graphique, l’installation et les jeux sonores. De projets en projets mon travail s’est précisé autour de podcasts, d’émissions radio, de publications en revues et de réalisation de vidéos poèmes, où se questionnent le rapport à la nature et à l’invisible, le langage du désir et les troubles qui séparent les êtres. Je m’amuse aussi beaucoup à mitonner des pastilles érotiques pour Tympan cul-cul et CtrlX. 

Jouer avec la langue, c’est se permettre de retenir la nuit, puis de la tordre, de l’augmenter, de s’autoriser à dérégler le langage quotidien, finalement de donner à entendre un ballet d’histoires et de formes qui seraient davantage qu’un joli véhicule poétique.

Quant à ma co-taulière, Guylaine Monnier, elle est autrice, enseignante, elle anime des ateliers d’écriture et publie régulièrement dans des anthologies et des revues littéraires. Elle affectionne le dialogue entre forme et texte, la performance, et pratique la micro-édition. Guylaine est notamment l’autrice de : Albums, Daïmon ; et Un jour demain (éd. Pupilles Vagabondes). Par le passé, autrice aux éditions Dunod et commissaire d’exposition, elle s’est intéressée à la création nouveaux médias (Centre Pompidou). L’art tient une place de choix dans son travail.

Pro/p(r)ose Magazine  : Si Radical(e) est ta première aventure au long cours, tu as déjà une longue histoire avec le fanzine, le livre d’artiste, la publication en revues – comme nos lecteurs le savent déjà [cf. les dernières contributions de l’autrice au sein de notre bimestriel ici et]. Tu sembles très attachée à ce format !

Amatrice de revues, je les lis avec avidité et y publie fréquemment. Le collectif, l’alchimie positive et créatrice est donc dans mon ADN d’artiste, et les revues rappellent qu’on ne pense pas et qu’on n’invente pas seul. C’est un espace où construire un dialogue à plusieurs, élargir les communautés, tout en invitant à des rencontres, à des co-créations qui échappent à l’entre-soi. Dans son espace de réflexion et de création, la revue ouvre le débat, c’est un espace où se lier et où, pourquoi pas titiller, provoquer. La forme est libre, non soumise au contrôle d’une pensée. On peut se permettre d’y être subversives, grinçantes, la langue n’y est pas ampoulée, pas cadenassée.

Pro/p(r)ose Magazine  : Pourtant, loin de se limiter à l’écrit et au format papier, ton activité poétique se déploie sur une multitude de supports : le podcast, la vidéo, la lecture publique… Comment la mise en image ou la mise en son permettent de faire résonner différemment la parole poétique ?

C’est une excellente question, bien sûr les livres sont merveilleux, oh combien essentiels, mais la voix, la voix intérieure, celle qui fait écrire doit être entendue. Chaque texte, lorsqu’il est lu prend un autre contour, c’est comme s’il se chargeait d’un monde plus vaste, plus contrasté aussi, parce qu’intime. On n’écoute pas comme on regarde. Notre vue est constamment sollicitée. Bien souvent, elle permet d’analyser, de comprendre, quand l’ouïe me paraît plus personnelle. Qui n’a jamais associé un morceau de musique à un être aimé ? Avec des mots et un timbre singulier, c’est pareil. J’associe certaines langues à leur auteur, mais surtout à leur diction, à leur phrasé, à tous ces gestes romanesques qui n’appartiennent qu’à eux. Une langue c’est un territoire en constante exploration. Et c’est aussi ce travail de laboratoire que nous mettons en jeu en proposant lors du salon de la revue et du marché de la poésie, pour Radical(e) un ensemble de lectures et de performances, portées par nos autrices, Guylaine et moi.

Pro/p(r)ose Magazine : Outre la parution prochaine du nouveau numéro de Radical(e), quelle est ton actualité à venir ?

Avec ma comparse Marie-Philippe Joncheray nous sortons de résidence et venons de finir le mixage de notre documentaire poétique, une fiction sonore produite par le studio Euphonia. Nous sommes impatientes de faire entendre Déborder l’eau sale. C’est un projet soutenu par Phonurgia qui questionne notre attachement au territoire et l’ambivalence de la zone de Fos-sur-Mer. Nous nous sommes permises beaucoup de libertés, en incluant une multitude de matériaux sonores captés in situ, et en jouant avec nos voix pour que l’oreille entende des sons terrestres, qui d’habitude passent à l’as. D’autres collaborations de poésie sonore sont en cours, notamment avec des musiciens avec lesquels j’aime particulièrement enrichir mes textes de leurs instruments, un peu comme des cordes qu’on frotterait l’une contre l’autre et qui produirait un son parfaitement inattendu, hors du répertoire. Et je me fais une joie de nous rejoindre, avec le photographe Fabrice Ney sur un projet éditorial, inspiré des recherches de Donna Haraway, où nous questionnons le paysage, le procédé photographique et la langue dans un livre objet. Sans compter les projets persos… comme tu vois, ça fourmille d’idées !


Pour continuer le dialogue :

Nous vous invitons à (re)découvrir quelques unes des productions d’Amélie Guyot publiées entre nos pages ici et , à naviguer sur les sites des deux « co-taulières » : Amelie Guyot et Guylaine Monnier ou encore arpenter le site des éditions Pupilles Vagabondes, qui publie notamment la revue Radical(e).


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