Par Karen Cayrat.
« Lorsque rien n’arrête notre regard, notre regard porte très loin. Mais s’il ne rencontre rien, il ne voit rien ; il ne voit que ce qu’il rencontre : l’espace, c’est ce qui arrête le regard, ce sur quoi la vue butte : l’obstacle : des briques, un angle, un point de fuite : l’espace, c’est quand ça fait un angle, quand ça s’arrête, quand il faut tourner pour que ça reparte. Ça n’a rien d’ectoplasmique, l’espace ; ça a des bords, ça ne part pas dans tous les sens, ça fait tout ce qu’il faut faire pour que les rails de chemin de fer se rencontrent bien avant l’infini.» – G.Perec, Espèces d’espaces (1974).
Depuis sa création en 2015, le collectif de L’aiR Nu explore espaces urbain et numérique pour proposer des expériences et créations aussi innovantes qu’efficaces. Lisières limites, fraîchement paru en septembre dernier, n’y fait pas exception. Co-signé par deux figures emblématiques du collectif autant que de la littérature en contexte numérique, à savoir Anne Savelli et Joachim Séné, ce texte nourrit par la rencontre et le goût du partage se dévoile comme ambitieux.
Se départir des limites, en jouer
Fruit d’un partenariat noué entre l’aiR Nu et divers acteurs (Université Gustave Eiffel, en particulier le laboratoire Lisaa, la mairie de Châtenay, la société Eiffage) dans le cadre des programmes de recherche E3S (Eco-quartier Smart, Sobre et Secure) et Ville sensible visant à appréhender la ville différemment notamment articulé autour de l’élaboration d’une maquette urbaine interactive, Lisières limites évoque la création d’un écoquartier au moyen de deux itinéraires de lecture distincts.
Ville et mémoire d’une part composé par l’auteur de Village (2018) et de L’homme heureux (2020) tous deux parus aux éditions Publie.net, et Peurs et désirs des gens des villes d’autre part façonné par Anne Savelli à qui l’on doit entre autres Saint-Germain-en-Laye (2019) ou encore Décor Daguerre (2017) publiés aux éditions de l’Attente.
Si Joachim Séné se propose de donner à voir et penser les enjeux urbains, politiques, linguistiques et écologiques du quartier en bâtissant une narration entremêlant aux faits un ensemble de souvenirs personnels le ramenant au cœur de la vallée qui l’a vu grandir ; sa partenaire d’écriture, quant à elle, entraîne lectrices et lecteurs dans un récit ciselé disséquant les fantasmes, ressentis et angoisses que soulève l’aménagement de cet espace nouveau qu’est l’écoquartier. Pour se faire, la romancière prend un parti pris osé mais réussi, s’inspirant directement de l’incipit mythique du roman de Perec, Les Choses (1965), en mettant en scène un personnage ne se dévoilant que par le prisme de ses perceptions. Comme dans l’ouvrage de l’oulipien, c’est « l’œil d’abord » qui nous fait entrer dans l’oeuvre, nous faisant découvrir les lisières de l’écoquartier, seulement contrairement à Perec qui recentrait sa narration autour de ses protagonistes, Jérôme et Sylvie, une fois la scène close ; Anne Savelli ne s’arrête pas à quelques pages. Elle prolonge l’expérimentation avec d’autres organes et parties du corps. Donnant du relief à cette démarche, le style ductile de l’écrivaine forge ici, une prose poétique forte qui ajoute à cette saisie psycho-corporelle du monde, tout en conservant certaines de ses caractéristiques intrinsèques. On soulignera également les jeux opérés autour de la mise en forme du texte, notes de bas de pages, italiques, cadres figurant une sorte de signalétique évoquant la retenue, qui pourraient de prime abord surprendre ou déstabiliser.
Extrait p42 | Peurs et désirs des gens des villes Extrait p65 | Peurs et désirs des gens des villes
L’un dans l’autre, vous l’aurez compris, l’amble des écritures des deux écrivains se déploie de manière différente mais contrastée et complémentaire l’une de l’autre. Si dans leur précédente collaboration, À travers champs (2019), les deux compagnons d’écriture prenaient le parti d’ entremêler leur voix, chacun s’empare ici du réel pour le tordre avec sa propre vaillance ce qui explique que l’on trouve l’objectivité de l’essai de Joachim Séné — renforcée elle-aussi par la mécanique, l’accent et la précision des phrases— d’un côté, puis la subjectivité travaillée par la fiction bâtit par Anne Savelli de l’autre.

Extrait p14 | Ville et mémoire
Comprendre & étirer le(s) espace(s)
Une lecture recherchée à géométries variables qui saura plaire à un large lectorat féru ou non d’expérimentations et dont l’élaboration a nécessité de longues heures d’échanges comme de travail. En effet, tout au long de cette aventure pendant plus d’un an, sur le terrain, les deux auteurs ont investigué, interrogeant les acteurs comme les lieux, s’imprégnant des sensations, capturant l’instant, plans et maquettes, au moyen de leur appareils mobiles dans les couloirs de la maison du projet qui les a accueillis ; se nourrissant aussi, bien sûr, des rencontres qu’ils y ont fait.
Comme pour nombre de créations réalisées par les écrivains travaillant la littérature en contexte numérique, on précisera que Lisières Limites a d’abord été pensé et esquissé sur la toile, au fil de l’eau, dans l’espace d’un site, en l’occurrence celui que le collectif dédie au projet protéiforme Les Villes Passagères (devenu collection d’ouvrages) qui se présente comme une « déambulation fictive et réelle, entre le visible et l’invisible, le connu et l’inconnu, le spectaculaire et le caché, les marges, les strates, les temps ». Lectrices et lecteurs pourront ainsi apprécier à leur guise dans cette enceinte certains fragments sonores donnant à entendre quelques passages du temps de l’écriture – prémices du texte aujourd’hui advenu.
Que vous passiez ou non aux abords de l’écoquartier de Châtenay-Malabry, en région Île-de-France, Lisières Limites, est un indispensable à la fois vibrant et exigeant dont Pro/p(r)ose Magazine ne peut que vous recommander chaleureusement la (re)découverte.

76 pages
Epub ou Mobi
La couverture de l’ebook ici reprise en illustration est réalisée par la graphiste Roxane Lecomte dite La Dame au Chapal.