Toute Seule | Clotilde Escalle

Par Karen Cayrat.

Pierre Jourde ne tarit pas d’éloges dans sa préface de Toute Seule, de Clotilde Escalle, publié il y a peu chez Quidam éditeur. Le critique affirme : « Toute seule est un livre d’une force rare, comme il y en a bien peu dans la littérature française d’aujourd’hui. Dès la première phrase, tout est là : âpreté, sens du détail, puissance, justesse […] ». Autant dire que c’est une légère vague de scepticisme qui à ces mots nous a envahi avant de pousser plus en avant la porte dudit-ouvrage et de nous faire notre propre opinion. Pourtant nous savons toute la qualité et la passion que verse à son catalogue les singulières et audacieuses éditions Quidam qui d’années en années ne cessent de nous émerveiller et de porter avec une vaillance et une conviction rares la littérature contemporaine. C’est donc à tâtons d’abord que nous allons vers l’incipit, le premier paragraphe, la première page. Force est de constater que Pierre Jourde ne s’est pas trompé, Clotilde Escalle perçoit peut-être notre hésitation. Elle vient nous chercher, sa langue nous saisit, et on ne regrette pas cette oscillation de départ qui plus encore nous pousse à apprécier la déclinaison de saveurs qui infuse ses pages cherchant à se saisir de notre époque avec vivacité et acuité. 

« Ça se présente comme une excroissance, de la pierre qui aurait poussé pour compenser le vide en face qui paraît immense. La noirceur des âmes, la pauvreté et l’humiliation, tout est enfermé là-dedans, et la langue le suce. La mâchoire inférieure de travers, on ne s’en aperçoit pas tout de suite. La femme met a main devant la bouche, on se demande pourquoi, puis on voit, sitôt qu’elle oublie ce que la main doit masquer. La mâchoire inférieure vidée ou presque, des dents […] »

Un roman actuel 

Au sujet de son livre, l’autrice confie : « J’ai voulu redonner du sens à l’argent, le faire apparaître au cœur du récit, ramener la vie aux comptes répétitifs et essentiels. De l’argent comme une obsession. Il en faut peu pour résister. » Le pari est réussi. Clotilde Escalle parvient à évoquer la misère du quotidien sans pathos ou sans être tenté d’en faire une métaphore, au contraire elle le fait avec rectitude. N’oublions pas que la romancière est aussi journaliste dans le domaine de l’art et exerce notamment pour l’un des titres luxembourgeois dont la réputation n’est plus à faire, le Tageblatt, une expérience qui sans nul doute vient irriguer ici le fil de l’intrigue qui présente l’intimité d’un couple désaccordé. Françoise a de plus en plus de mal à supporter son époux, Paul, un ancien cheminot devenu peintre mais dont les œuvres ne s’écoulent pas ou peu. A cela s’ajoute un écart d’âge qui d’autant plus les divise. Françoise est à bout de force. Elle voudrait quitter ce « vieux » malade et aigri qu’elle subit depuis des années (violences verbales, physiques…). Mais ce serait faire tabula rasa, tout recommencer. Elle n’est pas certaine d’y arriver même si elle le hait désormais. La sénescence ne l’arrange pas, le rapport de force s’inverse. Le mari en prend pour son grade pendant que sa pension tombe et que Françoise se démène pour essayer de vendre ses toiles. La descente aux enfers, toutefois, est inévitable. Elle finit par arriver. 

L’écriture de Clotilde Escalle suit avec pertinence les états d’âmes de la protagoniste mise en scène, ajoutant à la sensation d’oppression qui se dégage du texte. Esquissée avec réalisme, l’anti-héroïne présentée a beau se débattre pour tenter de relever la tête hors de l’eau et ainsi se départir de la misère qui de tous côtés l’assaille, elle n’y parvient pas. 

La grande force de ce récit est sans conteste, à notre sens, les différentes gammes d’humour dont parvient à faire preuve l’autrice d’un bout à l’autre de ce roman, lui conférant un charme atypique très appréciable. Par delà ces dernières qui instillent somme toute un peu de légèreté aux thèmes abordés (domination masculine, vieillesse, violences, misère(s) etc) il convient de préciser qu’avec ce roman Clotilde Escalle pose un regard sombre pour ne pas dire vitriolé sur notre société, auscultant ses zones d’ombres avec acuité, n’hésitant pas pour cela à déranger, perturber pour mieux capter la noirceur qui en émane. Une déstabilisation pertinente, donnant du cachet à ce roman rigoureux mais acerbe. 

Extrait

« Aller au bout de soi, du vertiges et des sursauts, des apnées, de la ronce qui s’accroche aux yeux, de la petite liqueur d’angoisse à siroter du matin au soir, des pieux dans le cœur. Toutes ces promesses d’avenir jetées par la fenêtre, les bonnes notes à l’école et le petit tablier rose, la peur des punitions et toutes cette fatigue déjà à bien tenir son stylo qu’elle serrait trop fort. Plus de souci, elle n’écrit plus. Non, ma vieille, pas le moindre mot à griffonner, ni même une liste de course. Pour qui ? Pour quoi ? »