Par Luísa Semedo
Nuno Gomes Garcia, écrivain portugais résidant en France, vient de publier « La Domestication », un roman dystopique où l’auteur traite de thèmes aussi essentiels que le féminisme, le pouvoir, les discriminations et l’écologie. « La Domestication » est son deuxième roman traduit en français, deux autres attendent encore impatiemment d’être rendus accessibles au public francophone.
Luísa Semedo : Pour celles et ceux qui ne connaissent pas votre travail d’écrivain, pouvez-vous nous raconter la genèse de « La Domestication » et la manière dont ce roman s’insère dans votre œuvre ?
Nuno Gomes Garcia : Comme pour mes autres livres, « La Domestication » est le fruit de mes craintes et de mes inquiétudes. Au fond, j’écris de la fiction aiguillonnée par un besoin de catharsis, non pas tant pour le soulagement qui peut en résulter que pour organiser mes idées et cerner des certitudes. Un fil relie l’ensemble de mes ouvrages : l’agitation d’un être humain moderne qui a le privilège d’avoir du temps pour réfléchir à ce qui nous entoure. Mes écrits peuvent parfois laisser croire à un pessimisme fondamental, pourtant il n’en est rien : je vois aussi le positif de notre époque. L’augmentation de l’espérance de vie et du niveau d’éducation dans la plupart des pays, par exemple. Mais, et c’est ce grand « mais » qui me tourmente, ces avancées reposent sur des bases extrêmement fragiles, les principales étant l’écologie et le climat. Aucune des réalisations sociales que nous pouvons accomplir, qu’il s’agisse de la fin de la pauvreté, du racisme ou de la misogynie, n’aura de sens si l’écocide se poursuit, car sans une Terre habitable, la vie n’est pas possible. La sixième extinction de masse qui est en cours constitue l’une de mes plus grandes craintes. Dans « La Domestication », j’aborde cette question du changement climatique. La France de la Nouvelle République, où se déroule l’action du roman, ne connaît plus que deux saisons, la Canicule et le Grand Froid, l’eau y est rare et la Bretagne s’est transformée en un désert radioactif. Je crains que ce soit là notre avenir. Je pense qu’il est trop tard pour empêcher le changement climatique qui, par le passé, à la fin de l’âge de bronze par exemple, a déjà détruit des civilisations entières. La grande différence avec le changement climatique actuel, c’est qu’il est provoqué par l’humanité. Dans les décennies à venir, nous allons devoir survivre, ou du moins essayer de le faire, sur une planète plus chaude. Une illustration de notre tendance au suicide collectif.
Luísa Semedo : Diriez-vous que « La Domestication » est un roman féministe ?
Nuno Gomes Garcia : C’est aux lectrices et aux lecteurs de le dire. Quant à moi, je peux simplement expliquer ce qui m’a motivé à l’écrire. Comme je l’ai dit, l’écriture m’aide à cerner des certitudes. Or, l’une de ces certitudes, qui s’est consolidée avec l’âge, est qu’il n’existe aucune société sur cette planète qui ne soit pas patriarcale. À l’exception peut-être de certaines tribus amazoniennes, il n’existe pas une seule société dans laquelle les filles et les garçons ont les mêmes chances à la naissance. La discrimination et l’oppression à l’encontre des filles et des femmes sont plus ou moins importantes selon les sociétés, mais jamais inexistantes. Conscient du privilège qui protège mon sexe depuis l’invention de l’agriculture, je me sens obligé de dénoncer cette oppression.
« La Domestication » a été publié par les Éditions iXe, l’une des plus importantes maisons d’édition féministes en France, qui assume pleinement son positionnement. Et moi, j’ai écrit ce roman avec la volonté viscérale de démontrer par la littérature, à travers un exercice de miroir inversé, que dans certaines sociétés l’oppression à l’encontre des femmes atteint les mêmes proportions infernales que celles que je décris dans l’univers de « La Domestication ».
Luísa Semedo : Comment un homme écrit-il un roman féministe ? Avez-vous essayé de vous mettre dans la peau d’une femme pour écrire vos personnages féminins ou bien à la place de vos lectrices, ou alors n’y avez-vous pas du tout pensé ?
Nuno Gomes Garcia : Le mot-clé pour être romancier, je crois, est empathie. Ce trait est essentiel à notre humanité. L’empathie permet à un écrivain d’écrire sur tout ce qu’il a envie d’écrire. L’empathie est un mécanisme qui nous permet de nous mettre dans la peau d’une femme (ou d’un homme pour une écrivaine), d’un enfant, et de ressentir ce qu’ils ressentent… Si je n’avais pas la capacité de ressentir de l’empathie pour l’Autre, tous mes personnages seraient des hommes européens blancs.
Luísa Semedo : Dans l’excellente traduction française de Clara Domingues, il y a un travail de féminisation – ou de démasculinisation – de la langue, pourquoi cette option n’a-t-elle pas été choisie dès le départ ? Le fait que les Éditions iXe se positionnent comme féministes a-t-il eu un impact sur cette évolution ? Pensez-vous que ce soit une valeur ajoutée pour le roman ?
Nuno Gomes Garcia : L’idée de féminiser la langue, d’aller au-delà de la règle de la proximité, qui, à mon avis, s’imposera aux langues latines dans les décennies à venir, je l’ai eue en 2016 en écrivant le roman. Cependant, le propos étant déjà bien plus provocateur que ce à quoi nous sommes habitués, j’ai considéré qu’il n’était pas utile de jeter davantage d’huile sur le feu. Au Portugal, le sujet du langage inclusif ne fait pas l’objet d’un débat aussi vif qu’en France. J’ai donc laissé tomber cette idée, ce que je ne referais pas aujourd’hui.
Entre-temps, le monde a évolué, tout comme la cause féministe. Et quand Clara m’a proposé de démasculiniser la langue pour renforcer l’univers de la Nouvelle République française, une société où l’on observe un processus extrême de féminisation en cours, je n’ai pas hésité une seconde. Le talent de Clara a fait le reste et a créé cette sorte de novlangue qui, je crois, est une des valeurs ajoutées de ce roman. C’est la même histoire, mais sous une forme nouvelle et améliorée.
Luísa Semedo : En quoi consiste cette démasculinisation/féminisation ?
Nuno Gomes Garcia : Cela consiste à remplacer le masculin générique qui s’est imposé à la langue française sous le poids du patriarcat et à le remplacer par le féminin générique imposé par la Nouvelle République. Un monde où l’on ne dit plus « il pleut » ou « il faut », mais « elle pleut » ou « elle faut ».Bien sûr, dans la vie réelle, nous ne voulons ni l’imposition actuelle du masculin générique ou neutre, ni l’imposition du féminin générique ou neutre que l’on voit dans « La Domestication ». Nous voulons une langue plus inclusive – et plus libre – ce qui, dans le cas du français, consiste, entre autres, à réinvestir les ressources linguistiques d’avant le XVIIe siècle, où l’on pouvait dire « ça pleut » et où les féminins des noms de professions dites nobles n’avaient pas encore été éradiqués, nous obligeant au ridicule actuel de dire « elle est médecin » ou « elle est professeur ». Une autre mesure importante est l’adoption de la règle dite de proximité, qui permet d’accorder l’adjectif à son référent le plus proche. Ainsi, nous pourrions dire « Pedro et Ana sont belles » ou « Ana et Pedro sont beaux ». Voilà ce que peut être une langue inclusive. S’opposer à la règle de proximité ou à l’usage de certains féminins, par exemple, sous prétexte de défendre une tradition linguistique, c’est ignorer l’histoire de sa propre langue. Pire, c’est être contre l’égalité et l’équité, c’est être en faveur de la perpétuation de la domination masculine.
Luísa Semedo : Comment était-ce de revenir à ce roman en sachant que depuis vous en avez publié un autre, « Zalatune » ? Ce retour vers le passé, bien que récent, a-t-il été une expérience agréable ?
Nuno Gomes Garcia : J’ai eu beaucoup de plaisir à écrire ces deux livres. « Zalatune » est plus cynique, je crois, plus mature aussi. J’y parodie la théorie du grand remplacement, une théorie complotiste qui représente, selon moi, l’un des principaux symptômes d’une autre grande maladie de notre époque : le racisme déguisé en ultranationalisme, principale cause de guerre comme nous le voyons aujourd’hui aux portes de l’Europe. Revenir à « La Domestication », cinq ans plus tard, m’a permis de redécouvrir l’histoire et de découvrir la plasticité de la langue française. C’était agréable, grâce à Clara, de voir la langue française revenir, en partie, à ses origines, à ce qu’elle pouvait être avant le XVIIe siècle, avant que ne commence la « masculinisation » à outrance de la langue.
Luísa Semedo : Vos livres ont un aspect très cinématographique. « La Domestication » n’échappe pas à cette règle et il me semble que ce serait une excellente idée de porter cette histoire à l’écran. Qu’en penseriez vous ? Voyez-vous d’un bon œil les adaptations cinématographiques ?
Nuno Gomes Garcia : De nombreuses lectrices et lecteurs soulignent ce côté cinématographique, en particulier pour « La Domestication ». Je n’ai jamais écrit de scénarios, mais il est vrai qu’à l’époque où j’étais archéologue, je devais recréer visuellement et intellectuellement une grande partie de ce que je fouillais, redonner vie à un édifice effondré deux mille ans auparavant, imaginer comment les gens y vivaient, ce qu’ils y faisaient. Cette caractéristique stylistique provient peut-être de mon parcours professionnel. Je ne considère pas le cinéma comme un art mineur par rapport à la littérature. Si la littérature est presque aussi ancienne que l’écriture, elle s’est considérablement enrichie depuis l’invention du cinéma, qui est, pour moi, une énorme source d’inspiration. Si un jour l’un de mes romans venait à être adapté au cinéma, ce serait un grand bonheur.
Luísa Semedo : « La Domestication » est sorti au Portugal très peu de temps avant la vague très médiatisée de MeToo en 2017 (bien que le mouvement ait commencé en 2006). Est-ce que depuis beaucoup de choses ont changé ? Écririez-vous ce roman de la même manière aujourd’hui ?
Nuno Gomes Garcia : Chaque jour qui passe fait de nous des personnes différentes. Je suis sûr que si j’écrivais ce livre aujourd’hui, ce serait inévitablement un livre différent, mais je ne pense pas que la couverture médiatique de #metoo aurait eu un grand impact sur mon écriture. Il est vrai que #metoo a apporté une contribution importante à la cause féministe, mais il a aussi rendu le féminisme otage de certains intérêts. Beaucoup de personnes tirent aujourd’hui profit de l’étiquette « Je suis féministe », car, dans ce monde où le capitalisme le plus sauvage domine, tout est financièrement recyclable.
Pour ma part, je me considère comme féministe de naissance. J’ai été élevé dans une famille très pauvre sans présence masculine. Je n’ai jamais vécu avec mon père, mais j’ai partagé l’existence infernale de ma mère et de toutes les femmes pauvres du milieu ouvrier où j’ai grandi. J’ai assisté, en tant que fils de ces femmes de la classe ouvrière, à leur lutte quotidienne pour la survie. J’ai vu de mes propres yeux la destruction, physique et morale, causée par l’oppression des femmes, la violence conjugale et la discrimination salariale, et j’ai compris, alors que je n’étais encore qu’un enfant, que plus la pauvreté est grande, plus grande est l’oppression des femmes. C’est pourquoi j’ai l’habitude de dire que la première étape pour mettre fin à toute discrimination est de mettre fin à toute pauvreté. Je peux dire que j’étais féministe avant même de savoir ce qu’était le féminisme.
Une contribution de Luísa Semedo.
Nuno Gomes Garcia est lauréat 2022 de la résidence d’écriture Jean Monet. À cette occasion, il sera à Cognac en octobre et novembre 2022, où diverses rencontres seront programmées en librairies, en médiathèques et dans les lycées. Cette résidence se clôturera par le Festival des littératures européennes, du 17 au 20 novembre 2022, un festival consacré cette année à la littérature portugaise.

- Éditions iXe
- Traduit du portugais par Clara Domingues.
- 260 pages
- ISBN : 1090062745