Un pas vers le soleil | Le soleil et ses paysages

Par Gouthama Siddarthan.

Une contribution traduite de la langue tamoule au français par : Subhashree Beeman

Relecture et révision : rédaction de Pro/p(r)ose Magazine.

La langue tamoule est la plus ancienne des langues classiques. Si de nombreuses langues sont en effet parlées en Inde, les langues officielles que sont l’hindi et le bengali restent dominantes et la richesse de la langue tamoule quant à elle se voit occultée pour des raisons politiques. C’est pourquoi l’art, la littérature et la culture portée par la langue tamoule sont relativement méconnus sur la scène internationale. La littérature tamoule est tout à fait unique. À l’échelle mondiale, ce que l’on considère aujourd’hui comme des conceptions modernes du postmodernisme trouvaient déjà racine dans la littérature Sangam, riche d’une tradition de près de deux mille ans.

J’avance sur ce sentier pétri de lumière qui s’enracine dans une littérature tamoule riche de plus de deux millénaires.

J’ai découvert L’étranger  d’Albert Camus pour la première fois au début des années 1980. Même si j’avais lu Balzac, Maupassant, Baudelaire, Rimbaud, Zola, André Gide ou le Marquis de Sade, c’est Albert Camus qui a éveillé en moi un goût certain pour  la littérature française. Son influence a été si déterminante, qu’elle a comme un galet produit des ricochets dans les eaux de la sensibilité littéraire et artistique tamoule que je m’étais forgées en cette époque, ébranlant même certaines de mes lectures comme celles de  grands écrivains russes tels que Dostoïevski, Tchekhov et Tolstoï. On ne perçoit pas toujours les ricochets que produit la pierre jetée dans les eaux calmes et limpides d’un ruisseau. Mais ce sont eux qui depuis de nombreuses années sont en latence dans mes textes.

À présent, une brève digression pour vous donner un court aperçu du milieu littéraire tamoul qui prévalait par le passé. Un groupe marginal d’amateurs de littérature, composé d’environ 300 écrivains, avait vanté le fait que les perspectives marxistes étaient ternes et prosaïques et que les jargons marxistes tels que la révolution et la lutte ne méritaient que le mépris. Une époque où internet n’existait pas. La scène littéraire mondiale n’était autre que le reflet des oeuvres traduites.

Lorsque la culture hippie atteignait son paroxysme avec un sentiment de désillusion sur la vie aggravée par un chômage aigu dans le pays,  L’étranger  a été publié en langue tamoule. Dans son long prologue, le traducteur V. Sriram pose des questions sur l’identité d’un étranger et le sentiment d’aliénation. Mais aucune mention ne fait état du thème central du roman, la lutte pour la liberté en Algérie.

Lors de ma première lecture de l’ouvrage, je me suis rendu compte avec force qu’il existait une différence entre deux types d’aliénation – l’une énoncée par Marx, l’autre par Camus. Marx a vu une situation tragique dans laquelle l’homme se trouve aliéné, confronté à la transformation de son produit en une marchandise étrange. De plus, sa vie devient aliénée. Par conséquent, cela mène à propre aliénation de l’homme. Marx a préconisé un changement de cette réalité fondamentale.

Mais Camus a montré comment l’homme est aliéné par lui-même, comment il se transforme en étranger. Camus a proposé une théorie philosophique et l’a convertie en une œuvre artistique célébrant cet état d’esprit aliéné..

Lors de ma seconde lecture, j’a pu percevoir d’autres dimensions et saisir l’intertextualité qui était à l’oeuvre. Même si je n’ai apprécié le jeu des mots et l’intertextualité que plus tard dans ma vie, je me suis rendu compte que le roman comportait différentes dimensions qui lui donnaient une certaine intemporalité.

J’ai lu ce roman avec une telle intensité.. J’étais comme pris de folie et le relisais encore et encore.. Chaque lecture était consumée par un désir brûlant d’y découvrir un trésor caché, une nouvelle perspective, une nouvelle compréhension.

Ce que Camus a montré n’était pas simplement une vision de l’absurdité dans laquelle l’homme s’aliène de lui-même, mais aussi une lutte morale entre un homme et un étranger en réalité. J’ai réalisé que c’était une vision de la vie oscillante entre espoir et absurdité. Cette ligne de pensée m’a conduit jusqu’ au livre « Freedomfrom the Known » du célèbre philosophe indien JidduKrishnamurti.

Il est important de mentionner que durant cette phase de lecture, j’étais influencé par la perspective philosophique des écrivains de la Beat Generation comme Allen Ginsberg, William S. Burroughs et Jack Kerouac. On peut se demander si quelqu’un comme moi, qui viens d’un simple milieu tamoul, peut avancer une nouvelle idée critique que les grands intellectuels mondiaux n’ont pas énoncée au cours de ces 60 dernières années. Mais j’ai envie de développer certaines visions, à l’aide d’une perspective tamoule qui n’a pas jusqu’à présent retenu toute l’attention qui lui revient.

Notre tradition littéraire tamoule, la littérature Sangam, qui a connu son apogée  entre 300 siècles avant notre ère et 3 siècles de notre ère, est entièrement basée sur les paysages. C’est-à-dire que notre vie est marquée par une conscience des paysages et que cette division axée sur les paysages s’appelle ‘Thinai’ en langue tamoule. Il existe donc cinq «Thinais»: «Kurinji», «Mullai», «Marudham», «Neidhal» et «Paalai». La littérature ancienne regorge d’ouvrages sur la vie humaine enracinés dans chacun de ces paysages.

Sur les cinq formes de terre, la première « Kurunji » fait référence aux régions montagneuses et vallonnées, « Mul-lai » aux forêts et aux régions en bois, « Marudham » aux terres agricoles et aux terres fertiles, « Neidhal » à la mer et aux régions côtières et finalement « Paalai » fait référence au désert et aux régions arides. La conscience du paysage géographique s’épanouit dans les œuvres littéraires en tant que vision de la vie. En outre, les œuvres littéraires mettent en valeur la nature et les caractéristiques de la forme de la terre, présentées comme un leitmotiv.

Chacune des formes de terre devient un leitmotiv sur lequel la vie humaine est dépeinte et les différentes étapes de l’amour vécues par le héros et l’héroïne de l’œuvre littéraire.

Dans la poésie enracinée dans le montagneux « Kurinji », l’union des amants est le leitmotiv ; la poésie « Mul-lai » concerne la femme qui attend le retour de son homme parti dans un pays lointain pour gagner de l’argent; la poésie «Marudham» traite de l’infidélité des amants et du ressentiment de l’aimée; dans la littérature « Neidhal », le thème est l’attente anxieuse de la femme pour le retour en toute sécurité de son homme parti en mer ; dans la poésie « Paalai », la séparation des amants pour des raisons de bataille, de travail ou de voyage chemins dangereux est le leitmotiv.

Ainsi, la littérature tamoule ancienne traite, dans l’ensemble, de la conscience du paysage, de ses diverses caractéristiques, des turbulences qu’elle provoque dans la vie privée et publique des protagonistes. C’est une fantasmagorie d’amour et d’attente.

Revenons à Albert Camus, il a créé un genre de paysage similaire.

Cela peut être observé du point de vue du magnifique paysage français qui se déroule dans le contexte du thème du roman tourné autour des années 1940, de nouvelles perspectives, de recherches philosophiques et de techniques modernes de narration.

Camus n’a pas simplement créé un état d’esprit appelé étranger, mais il l’a également construit avec une vision totalement nouvelle, basé sur une fondation esthétique solide.

Dans une histoire, la caractéristique la plus essentielle est le paysage. Camus a fait un miracle en transformant une métaphore artistique d’une terre, au sens strictement géographique du terme, en créant une conscience particulière du « lieu » dans lequel se déroule l’histoire.

Je voudrais faire ici un parallèle avec le paysage ensoleillé de Camus et celui des paysages de la littérature tamoule ancienne. Il met en avant un paysage caractérisé par le soleil ardent algérien pour présenter esthétiquement sa philosophie de « l’aliénation ». Si l’histoire doit capturer un siècle de chaleur brûlante qui faisait rage dans l’esprit de l’homme moderne, l’histoire ne peut se dérouler dans aucun autre paysage. Il doit  se passer dans un pays brûlé par le soleil.

Camus non seulement a créé le paysage, mais est allé plus loin en lui insufflant une grande vision philosophique et en justifiant son existence : la lutte pour la liberté en Algérie. Une lutte qui a aliéné un homme de lui-même et qui est déclenchée lorsque des compatriotes se retournent les uns contre les autres avec haine.

Le paysage de l’histoire de l’aliénation est le soleil. Camus construit l’histoire avec une telle nuance dans ce paysage de soleil brûlant et ses environs. La raison d’être de ce texte se présente comme une histoire inédite des perspectives philosophiques modernes.

Ici, je ne peux pas m’empêcher de me rappeler une réunion littéraire dans le passé où j’ai parlé de ces images de soleil qui tourbillonnaient de manière invisible en moi alors que je lisais le texte.

Olivier Todd et moi

1997 – Je vivais dans mon village, une lettre me parvint, elle provenait de l’Alliance française de ma région et m’informait qu’Olivier Todd, biographe de Camus, serait de passage à Chennai et souhaitait s’entretenir avec des écrivains sérieux et passionnés également rédacteurs au sein de magazines littéraires. Il s’agissait d’une invitation qui me proposait de le rencontrer.

Une vague d’euphorie et de chaleur me traversait, un peu comme si je m’apprêtais à rencontrer Camus lui-même. Je sautais sur l’occasion et remettais mon travail personnel à plus tard pour replonger entre les pages de L’Étranger.

Je ne l’avais plus relu depuis un long moment et cette nouvelle lecture fit émerger de nouvelles idées critiques.

Toutes les questions soulevées par Sartre, tous les arguments qu’il avait avancés prenant peu à peu conscience des grandes différences entre sa vision de l’existentialisme et celle de Camus me revenaient à l’esprit.

Le traducteur Sriramme me présenta à Olivier Todd. Il parla à Todd de mon travail et du magazine Unnatham que j’avais fondé à cette époque. Todd me posa des questions sur celui-ci, ses objectifs et ses activités. Ce fut comme si je m’adressais à Camus lui-même et j’eus l’impression d’avoir entrevu l’âme du grand philosophe en parlant à son biographe.

Todd me demanda ce que je pensai de Camus et de son écriture.

Saisissant l’opportunité je m’empressais de demander : « Est-ce que Camus justifie le meurtre de cet anonyme ? »

« Ceci est un commentaire universel », lança-t-il d’une voix totalement désintéressée.

Ma première question tomba à plat et je me tendis. J’eus envie d’en poser d’autres, mais je me retins d’en demander plus, de peur de paraître enfantin.

« Sur la plage, l’étranger Mersault n’a pas rencontré un autre français. Mais un arabe ! Cela a-t-il été délibérément imposé par l’auteur ? Comment la Mort de l’auteur de Roland Barthes opère-t-elle dans ce texte ? »

Après cette question, son visage se ferma et perdit le peu d’intérêt qu’il avait démontré plus tôt. En retour, je parus désarmé.

Il me considéra, hochant simplement la tête, sans répondre.

Avec hésitation je marmonnais : « Camus a créé une sixième « thinai », une extension des cinq formes de terre que l’héritage de la littérature Sangaml nous a conférées. »

Une étincelle scintillait à nouveau dans ses yeux et tandis que son regard était braqué sur moi, une expression curieuse se dessina sur ses traits.

« C’est un paysage ensoleillé », dis-je.

Il se tourna vers l’interprète qui lui répéta ce que j’avais dit avant de me demander de préciser ma pensée.

L’anxiété me tendait davantage et les mots me manquaient. Je commençais à bégayer.

Il se faisait tard pour la projection du biopic consacré à Camus.

« Il est tard pour le film », déclara-t-il en se levant. « Écrivez vos idées, rédigez un article », dit-il. Puis il s’adressa au traducteur, « Vous m’enverrez de sa part,  son article».

Je retournais à mon village, frustré. Après cela, je ne pus pas me résoudre à écrire cet article.

30 ans plus tard, je remercie la directrice de publication et rédactrice en chef de ce magazine pour cette opportunité qui me permet de relater par ces lignes ce moment inoubliable de ma vie et la façon dont j’ai loupé le coche.

La dédicace du dernier livre de Camus, Le premier homme, se lit comme suit: « À toi qui ne pourras jamais lire ce livre ».

Je pense qu’il serait opportun de dédier ces mots à Monsieur Olivier Todd.

Meursault et les protagonistes de Meursault Contre-Enquête

Il y a quelque chose qui relève de l’hommage à Camus à citer les propos de Kamel Daoud tenus à l’occasion d’une interview  au magazine américain The New Yorker lors de la parution de Meursault Contre-Enquête : « Mon idée en commençant L’Étranger d’Albert Camus d’interroger l’œuvre, mais d’aller de l’avant, de partir de là pour venir questionner ma propre présence au  monde, mon présent et ma réalité… »

Après la publication de la traduction de L’étranger en langue tamoule 30 ans auparavant, on doit au même traducteur la sortie de l’ouvrage de Kamel Daoud. Le long épilogue de cette traduction retrace en détail la lutte algérienne pour la liberté, ce qui est louable. Fort heureusement, Meursault, contre-enquête m’a permis de répondre aux multiples questions qu’avait suscitées ma lecture de L’Étranger.

Par exemple, je me demandais tout comme Orhan Pamuk: « Pour quelle raison Camus a-t-il considéré le meurtre d’un arabe anonyme par le protagoniste de L’Étranger comme un problème colonial ou philosophique ?».

Le livre de Daoud m’a apporté une réponse. Ces questions que posent les protagonistes de Meursault contre-enquête reflètent le caractère inépuisable  du livre.

Daoud ajoute dans ce même entretien : « Je voulais porter un autre regard sur le fait de se sentir étranger. Je ne réponds pas à Camus, je trouve ma propre voie à travers celle de Camus. »

Tandis que je prêtais attention, les yeux clos, aux sifflements des balles, aux notes de piano qui s’échappaient des écrits de Sartre, aux bruits des vagues qui émergeaient de ceux de Daoud, je me demandais si ce soleil que j’apercevais et qui se profilait à l’horizon avec son dégradé de teintes safranées était le même pour tous.


Une contribution de Gouthama Siddarthan | Poète et auteur polygraphe réputé de langue tamoule,  Gouthama Siddarthan est également critique littéraire. Il compte à son actif une quinzaine d’ouvrages dont une série de nouvelles et d’essais. Directeur de publication de la revue littéraire tamoule UNNATHAM, qui s’intéresse principalement à la littérature moderne et contemporaine, dix de ses livres d’ores et déjà disponibles en langue tamoule seront prochainement à découvrir en anglais, espagnol, allemand, bulgare, roumain, portugais, italien et en chinois. Certaines chroniques et certains articles de Gouthama Siddarthan paraissent régulièrement au sein de publications italiennes et espagnoles.