La maison des objets paumés

Par Charles de Trazegnies

Au 985abc de la rue des Verrues, vous verrez une étrange maison, pleine d’objets abandonnés à eux-mêmes. Est-ce donc si étrange ? A vrai dire, non. Ce qui est étrange, c’est la nature de ces objets.

Voici ce que m’a raconté Jupiter Miphig, le seul homme qui soit entré dans cette maison depuis l’an 2000, un SDF qui cherchait un toit pour dormir et qui, par une nuit glaciale, avait brisé la porte du jardin de ladite maison :

« J’ai traversé le couloir sur la pointe des pieds jusqu’à la cuisine où j’ai tout de suite repéré un grand réfrigérateur. J’avais très faim et j’ai voulu l’ouvrir, mais il a fait un pas en avant, de telle sorte qu’il a piétiné deux de mes orteils. Toutefois, je n’ai pas crié. Trop peur d’alerter les occupants de cette baraque (car je ne savais pas que ses propriétaires ne l’habitaient plus).

  • Laisse-moi passer, a dit l’appareil.
  • Comment ?

Au lieu de me répondre, il a émis le bruit d’un moteur et des gaz se sont échappés de sa face arrière.

  • Tu ne sais pas que je suis une Lamborghini ?
  • Vous ?
  • Ecarte-toi, je vais faire mon tour du quartier.
  • Mais…
  • Ecrase-toi ou c’est moi qui t’écrase !

Je reculai aussitôt et il en profita pour sortir de la cuisine en première vitesse. La surprise me fit heurter la table recouverte d’une toile cirée.

  • Wouf ! 
  • Pardon ?
  • Aucun respect pour les animaux, je vois.

Je me retournai et observai la table. Elle était immobile mais tendue, comme prête à me sauter dessus. Avec quelle bouche avait-elle poussé ce « wouf » et prononcé ces paroles méprisantes ?

  • Tu ne sais pas que je suis un husky ?
  • Vous ?
  • Oui, moi ! Prends garde, je suis un chien fidèle et droit, mais je ne supporte pas qu’on me traite par-dessus la patte.
  • Ce n’est pas mon intention, je vous assure.
  • Qu’es-tu venu faire ici ?

Je songeai à lui dire que j’avais faim, mais le réfrigérateur était parti. De plus, cette conversation m’embarrassait, car elle risquait de réveiller les propriétaires, et ceux-ci seraient sans pitié pour l’intrus qui avait fracturé leur porte. Je demeurai donc silencieux, attendant Dieu sait quel événement libérateur.

  • Nous étions en paix, marmonna le husky-table, et il a fallu que tu te mêles de nos affaires…
  • Quelles affaires ?
  • Ça te regarde ?

Quelle agressivité ! Je me demandais si j’avais encore intérêt à placer un mot quand je l’entendis tout à coup renifler. Il avait senti quelque chose. Devant mes yeux ébahis, il se débarrassa de sa toile cirée, actionna ses quatre pieds-pattes et disparut à son tour dans le couloir. Mais que se passait-il dans cette maison ?

Je le suivis et me retrouvai vite dans le salon où le réfrigérateur et la table essayaient d’allumer la télévision. La télécommande ne marchait pas, ce qui les agaçait vivement.

  • Tu pousses toujours sur le mauvais bouton, disait le husky d’une voix désagréable.
  • C’est à cause de mon volant.
  • La belle excuse ! 
  • Vous ne savez pas que je suis une baignoire ? fit une voix lugubre.

Stupeur dans la pièce. La télévision venait de prendre la parole et elle prétendait être une baignoire ! Et comme pour confirmer son fantasme, elle émettait maintenant un bruit d’eau qui coule sur de l’émail. Les deux autres en furent estomaqués.

  • Arrête ta comédie ! ordonna la table, et montre-nous des images.
  • C’est l’heure du bain, répondit froidement la télévision.

Le réfrigérateur fut scandalisé par cette réflexion incongrue.

  • Tu penses vraiment qu’une Lamborghini va plonger dans une baignoire pour te faire plaisir ?
  • Pas toi, mais le chien, oui. Il sent mauvais.
  • Ça suffit ! grogna le husky. Tu m’insultes pour mieux te défiler. Allez, des images, et vite !

Mais la télévision ne s’éclaira pas et le bruit de l’eau prit de l’ampleur. Moi, je ne bronchais pas, j’étais suspendu aux réactions de ces trois objets qui semblaient évoluer dans un monde parallèle. J’en oubliais les tiraillements de mon estomac. J’étais sans nul doute le seul être au monde à vivre des moments aussi curieux dans cette maison hantée.

Ils se regardaient tous les trois avec animosité, à deux doigts de la violence physique, quand un chandelier en argent qui ornait la cheminée crut bon d’intervenir :

  • Vous savez que tout le monde dort à cette heure ? Allez régler vos problèmes dans le jardin ou dans la rue, bande d’ivrognes.
  • Quoi ? Mais je ne bois que de l’eau, protesta la baignoire. Attention à ce que tu dis, bougeoir.
  • Pas d’injure, grosse télé ! Tu ne sais pas que je suis un parapluie ?
  • Je ne suis pas une télévision ! Apprends à respecter les anciens.
  • Un parapluie ! s’esclaffa la table. Waf, waf, c’est trop drôle.

Elle sauta sur ses quatre pieds-pattes pour bien montrer son hilarité, et le réfrigérateur s’empressa de faire comme elle, mais sur ses roues. J’avais l’impression d’être au théâtre, devant des acteurs de premier ordre, dans une pièce en je ne sais combien d’actes. Le chandelier ne se laissait pas intimider. Ce bougre avait un sacré caractère.

  • Eh bien, clama-t-il à l’intention de la table, puisque tu ne me crois pas, je vais te mettre à l’épreuve. Tu entends le bruit de la pluie ? Prends-moi, sors dans la rue et ouvre-moi : aucune goutte ne parviendra à te mouiller.
  • Ah oui ? Fais gaffe. Si une seule goutte tombe sur un seul de mes poils, je t’asperge de ma bave.
  • J’aimerais voir ça, ricana la Lamborghini.

Persuadé qu’il bluffait comme un joueur aguerri, le husky s’empara du chandelier, traversa le hall et sortit dans la rue. La pluie était si forte qu’il hésita avant de s’exposer à ses rafales cinglantes mais, par crainte d’être ridicule aux yeux de celui qu’il essayait d’ouvrir, il s’aventura sur le trottoir. En moins de dix secondes, il reçut des centaines de grosses gouttes qui mouillèrent sa fourrure de façon éhontée.

  • Vas-tu t’ouvrir, sale bougeoir ?

Sur le pas de la porte, le réfrigérateur lui cria :

  • Tu t’es fait avoir par ce filou ! Il n’est pas plus un parapluie que je ne suis un réfrigérateur.
  • Mais tu es un réfrigérateur ! rétorqua le chandelier.
  • Menteur ! Bouffon ! Je vais t’arracher ta peau d’argent.

Le husky se mit à aboyer, puis à hurler, fouetté qu’il était par les rafales. Il lâcha le faux parapluie et rentra à toute allure dans la maison où il s’ébroua longuement tandis qu’au dehors, le « filou » se tordait sur le sol trempé. Qu’est-ce qui n’avait pas fonctionné ? Pourquoi ne s’était-il pas ouvert comme il aurait dû ? Qui avait saboté son mécanisme ?

Dans le hall, la Lamborghini regardait le chien en se demandant si ses phares n’étaient pas détraqués.

  • Ce n’est pas normal, remarqua-t-il.
  • Pardon ?
  • Sais-tu qu’en ce moment, tu ressembles à une table ?
  • Je n’aime pas qu’on me dénigre, maugréa l’autre.
  • Tu as perdu tes poils, c’est flippant.
  • Tais-toi et montre-moi tes roues, répliqua le husky, furieux d’être comparé à un meuble ordinaire.
  • Regarde-toi dans la glace, conclut la voiture de son ton le plus détaché.

« Il est complètement zinzin », se dit l’animal. Mais il avait tout de même un doute. Il se dirigea vers le grand miroir du salon et, après un bref moment d’hésitation, se planta devant, les yeux fermés.

  • Qu’est-ce que je t’avais dit ? fit la Lamborghini.
  • Ben quoi ?

Il ouvrit les yeux et affronta son image. Vision mortelle. Une table de bois, munie de quatre pieds, lui faisait face. Où étaient donc son museau, ses oreilles, ses pattes, sa queue, ses poils lustrés ? Qui lui avait ravi ses attributs canins ? O désespoir de n’être plus ce qu’on a toujours cru qu’on était ! Ce meuble de cuisine sans attrait vivait la pire épreuve de son existence.

Mentalement ratatiné, il se tourna vers la sublime voiture :

  • C’est toi qui as fait ça ? 

Mais que se passait-il ? Où étaient la carrosserie, les enjoliveurs, le parebrise, les rétroviseurs, la belle plaque minéralogique de sa copine? A la place de la rutilante Lamborghini, se dressait une sorte de coffre métallique d’une blancheur insipide, un bête réfrigérateur massif aux parois aveugles. On avait sûrement jeté un sort sur cette maison.

Moi-même, je commençais à me sentir dans un état bizarre. Mon ventre réclamait toujours des vivres et mon esprit subissait les assauts de pensées absurdes. Je n’étais plus le Jupiter Miphig qu’avaient éduqué mes parents, ces êtres rationnels qui s’étaient ruinés pour me payer des études supérieures que je n’avais pas utilisées à bon escient. Un raté, voilà ce que j’étais, et en cette nuit d’hiver, je me retrouvais en compagnie d’autres ratés, des objets prétentieux, maladroits, mesquins, vindicatifs…

Au dehors, le chandelier qui s’était pris pour un parapluie tambourinait sur la porte en criant des imprécations et, dans le salon, la télévision qui avait prétendu être une baignoire grognait bruyamment, en proie aux humeurs de la frustration. Nous étions cinq ratés dans cette folle baraque mais moi, au moins, j’étais lucide.

Le réfrigérateur fut le premier à réagir sainement.

  • Débrouillez-vous sans moi, je retourne dans la cuisine. Mon contenu risque de moisir.
  • Dégonflé ! lui jeta la table.
  • Toi, tu m’énerves, siffla la télévision. Dégage, tu me casses le moral avec tes pieds vulgaires et tes airs de trilobite. Qu’as-tu fait à mon pote le parapluie ?
  • Ce qu’on fait aux parasites prétentieux.
  • Ouvre-lui la porte ! Ses baleines vont péter.

Pour toute réponse, la table sortit du salon et regagna la cuisine en tapant le carrelage de ses pieds rugueux. Alors, pour apaiser la situation, je décidai d’aller ouvrir la porte moi-même. Le chandelier me parut bien misérable. Il avait pris froid, il toussait, il pleurait. Je dus le soulever et le porter jusqu’à sa place habituelle, sur la cheminée où il se calma peu à peu.

  • Mon pauvre vieux, tu as besoin d’un bon bain chaud, dit la télévision.
  • J’aurais dû m’ouvrir, je ne comprends pas.
  • Que veux-tu ? Tout le monde peut avoir des défaillances.

Moi, je m’attendais toujours à ce que les propriétaires surgissent pour rétablir leur autorité sur ces objets en perdition. Il n’en fut rien. Mon estomac me faisait de plus en plus mal et je n’osais pas solliciter l’indulgence du réfrigérateur après la comédie qui s’était jouée devant moi. Je n’avais plus qu’à prendre congé de ces saltimbanques.

Comme je me dirigeais discrètement vers la sortie, la télévision m’interpella :

  • Tu ne crois pas que tu pourrais nous dire au revoir ? Et nous donner ton nom ?
  • Jupiter Miphig.
  • Enchanté. Moi, c’est Fraise Lapom.
  • Et moi, Rateau de la Souricière, annonça le chandelier.
  • Ce fut un plaisir de faire votre connaissance. Votre accueil m’a vraiment touché.
  • Tu seras toujours le bienvenu quand tu auras envie de prendre un bain.

C’était gentil de sa part mais en ce moment, je pensais surtout à mon estomac. Il y aurait peut-être un réfrigérateur normal dans la maison d’à côté.

Dans le hall obscur, je heurtai par mégarde un grand radiateur en fonte.

  • Attention ! grommela-t-il. Tu ne sais pas que je suis un éventail du dix-neuvième siècle ?

J’en avais assez entendu. Je me précipitai vers la porte et bondis dans la rue des Verrues. »



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