Le bout de l’univers

Par Charles de Trazegnies

Nuit et jour, pourvu qu’il fût éveillé, Gaël Mortibus se posait toutes sortes de questions, et il obtenait rarement des réponses. Mais voilà, il avait la passion des questions. Ses mots favoris étaient « pourquoi », « comment », « qui », « où ». Il ne pouvait pas s’empêcher de mettre ses méninges à l’épreuve parce que trop de choses ici-bas lui semblaient incompréhensibles et ses pauvres méninges avaient beau lui demander de temps en temps du répit, il ne les écoutait pas. Ses questions passaient avant tout le reste.

L’univers, par exemple. On disait qu’il était infini. Très bien. Difficile d’affirmer le contraire puisque personne n’était allé jusqu’à son bout. Et d’ailleurs, comment savoir s’il avait un bout ?

  • Il faut aller vérifier la chose, concluait-il.

Oui mais qui ? Et fallait-il la vérifier ?

Il imagina une fusée capable d’atteindre la vitesse folle d’un milliard de kilomètres par seconde. En moins d’une minute, elle se retrouverait donc à la frontière du système solaire, et pour arriver aux portes de la galaxie d’Andromède, elle devrait se déplacer pendant… Non, qui pourrait calculer cette durée ? Un puissant ordinateur sans nul doute. Moins de 2,5 millions d’années en tout cas puisque cette fusée serait plus rapide que la lumière. Trois mille fois plus rapide environ. Donc, donc… Près de 800 ans pour Andromède qui est la plus proche des galaxies…

Pas possible. Il serait mort bien avant.

Une semaine de réflexion s’écoula. Gaël Mortibus ne renonçait pas à son grand projet de traverser la totalité de l’univers. On lui avait toujours dit que qui cherchait trouvait, il finirait donc par trouver. Ce n’était qu’une question de temps.

« J’ai 37 ans, se disait-il, je peux facilement vivre 37 ans de plus. Et comme je suis loin d’être idiot (il en était d’autant plus convaincu qu’il ne voyait que des idiots autour de lui), je résoudrai ce problème technique avant de rendre l’âme, et ainsi, je serai le premier homme à effectuer ce voyage prodigieux. En espérant que je puisse faire demi-tour et revenir sur terre pour annoncer au monde que je suis allé jusqu’au bout. Que je me suis cogné dans le noir contre un mur gigantesque et que je n’ai rien entendu derrière ce mur : pas le moindre bruit, pas le moindre frémissement. Je sais que certains chercheurs prétendent qu’il y a d’autres univers, mais je me contenterai de celui-ci. Plus tard, les enfants de mes enfants (il n’avait pas d’enfant) pourront essayer d’aller plus loin et d’explorer tous les univers. Il faut bien laisser à nos descendants quelques défis à relever. De toute façon, soyons sérieux, il ne peut pas y avoir plus de mille univers. C’est évident. Qui oserait jurer qu’il y en a 2000 ? Absurde, absurde. » 

Il lui fallut tout de même 728 jours pour élaborer les plans d’une fusée quantique, capable de franchir 8000 milliards de kilomètres par seconde. Que les sceptiques arrêtent tout de suite leur lecture s’ils ressentent ici le besoin de rire ! Gaël Mortibus avait une intelligence supérieure comme l’ont constaté les biologistes qui ont scanné son cerveau. Le nombre de ses neurones était 544 fois plus élevé que celui d’Einstein. Parfaitement. C’est grâce à ses neurones affolants qu’il put concevoir sa fameuse fusée, Gazelle foudroyante.

Pour la construction de ce vaisseau aux lignes révolutionnaires, il choisit l’un des coins les plus reculés de l’Antarctique. Son sponsor, la multinationale Boutchic, lui confia 152 ingénieurs et 3088 ouvriers ainsi qu’un budget pharaonique (qui devait rester secret). Malgré la rigueur du climat, ces héros de l’extrême battirent des records d’endurance et d’ingéniosité, de sorte qu’un an plus tard, Gazelle était prête à décoller.

Restait un problème : sa vitesse était si grande que personne ne la verrait s’arracher au terrain de glace où elle se dressait et qu’aucun radar ne pourrait suivre sa progression. En l’espace d’une nanoseconde, elle disparaîtrait.

« Je serai donc totalement coupé des terriens durant ce voyage, concluait-il, je ne pourrai leur donner aucune indication. Ils devront m’attendre sans savoir quand ils me reverront puisque personne ne connaît la distance entre l’Antarctique et le bout de l’univers. Quelle aventure ! Tout seul pendant des milliers d’années… »

Il s’arrêta de réfléchir, car il venait de réaliser qu’il mourrait sans doute en cours de route. A moins que le temps ne se modifie à cette vitesse phénoménale. Il ne s’en rendrait peut-être pas compte. Le temps pourrait se dilater, par exemple, de sorte qu’à son retour – même si le voyage durait cent mille ans -, il serait à peine plus âgé qu’au départ. Avec la physique quantique, tout était possible.

Il s’installa dans Gazelle foudroyante, vérifia son poulsbut un verre de limonade, inspira une dernière fois l’air terrestre et rabattit son casque de protection sur son visage pâle. Oui, il avait un peu la pétoche et il regrettait de ne plus pouvoir fréquenter le café Pluton pendant si longtemps. Il avait oublié de prévenir la jolie serveuse Fadila qu’il se lançait dans une expédition presque infinie. S’inquiéterait-elle de son absence ?

Futile question quand on s’évanouit dans l’espace ! Où était-il à présent ? Il avait l’impression qu’une lame invisible traversait son crâne pour déchiqueter sa cervelle. Là-bas, très loin, les ingénieurs de Boutchic n’avaient pas hésité à enfoncer le bouton de la mise à feu à la minute prévue. Même pas une seconde de retard alors que c’était sans importance puisque son voyage serait (presque) infini.

Par l’unique hublot de sa fusée, Gaël voyait défiler les étoiles, très fier de constater qu’il n’en heurtait aucune. Gazelle foudroyante avait été conçue pour éviter tous les obstacles, pour slalomer comme une championne en quelque sorte, et cela fonctionnait. Car une heure s’était écoulée depuis son départ et, désormais, toutes les étoiles dont il percevait la lumière étaient inconnues. Sans son système de détection, la fusée se serait très vite fracassée contre l’un ou l’autre objet spatial. Mais non, elle évoluait avec une souplesse qui ne pouvait que susciter l’admiration des créatures extraterrestres.

Gaël perdit la notion du temps. Projeté dans l’univers silencieux, il ne pouvait entendre que les musiques enregistrées par les experts de Boutchic à son intention, et elles ne lui plaisaient pas toutes. Il mangeait des préparations sous vide, buvait de l’eau recyclée, effectuait des pompages, apprenait des poèmes par cœur, lisait des romans à l’eau de rose… Il avait essayé de faire des photos de l’univers mais en raison de la vitesse, on ne voyait sur les clichés que des taches de couleur, harmonieuses certes mais très confuses. De toute façon, il ne pouvait pas les publier sur les réseaux sociaux puisqu’il était déconnecté.

De galaxies en nébuleuses, d’amas en superamas, de trous noirs en supernovas, de quasars en pulsars, il franchit des milliards de milliards de kilomètres jusqu’au jour où… (mais la notion de jour n’avait plus aucun sens pour cet homme expulsé du temps).

Jusqu’au jour où Gazelle foudroyante s’arrêta brusquement. Peut-on imaginer le choc produit par l’annihilation subite d’une telle vitesse ? Gaël devint une sorte de chewing-gum tordu, sur le point de se dissoudre comme un morceau de sucre dans une eau brûlante. Son œil droit doubla de volume, son œil gauche prit la forme d’un nombril de bonobo, ses cheveux disparurent, son nez s’aplatit, sa bouche s’élargit pour laisser voir des dents noircies (et bien entendu, il n’y avait personne pour les voir), ses oreilles tournèrent sur elles-mêmes comme des toupies… 

Il fallut beaucoup de temps (toujours le temps) pour que ses organes reprennent leur place habituelle, et lui qui vivait dans le silence depuis une éternité sentit tout à coup ses tympans vibrer. Des sons parvenaient à sa conscience !

  • Bravo Gaël !

Etaient-ce les ingénieurs de Boutchic qui, ayant réussi à établir le contact, le félicitaient d’être allé si loin ?

  • Tu es parvenu au bout de l’univers et tu seras le seul, crois-moi. Je ne laisserai plus personne arriver jusqu’ici. Quand j’ai vu ta gazelle prendre son envol, j’ai ressenti pour toi l’ombre d’une sympathie. Parmi les milliards de civilisations qui peuplent mon univers, tu étais une créature séduisante. Tu savais intuitivement qu’il y a un bout. Ce bout, c’est moi.

Gaël regarda autour de lui. Les parois de Gazelle foudroyante s’étaient volatilisées. Tout était sombre. Les dernières étoiles étaient trop lointaines pour éclairer ce lieu. Qui donc avait prononcé ces mots ? 

  • Je… bredouilla-t-il, je suis un peu sonné. Vous avez des choses à me dire ?
  • Rien du tout. Je suis simplement heureux de parler après une si longue solitude. Et d’ailleurs, autant te prévenir tout de suite, tu vas rester près de moi pour me tenir compagnie parce que, grâce à toi, je découvre enfin ce qu’est le plaisir. Parle-moi maintenant.
  • Je suis vraiment au bout ? s’exclama Gaël.
  • Tu es dans le bout.
  • Vous n’avez rien à manger ?

La voix émit un claquement de langue qui traduisait une pointe d’agacement. 

« Quelle sorte d’individu est ce bout ? se demandait le voyageur de l’infini. Je ne veux pas traîner dans ces parages et encore moins passer mes journées à bavarder avec lui. Je dois retourner sur terre et recevoir les honneurs auxquels j’ai droit désormais. Faudra ruser, mon petit Gaël ». 

  • Manger ! Les honneurs ! s’esclaffa la voix. C’est tout ce que t’inspire le plus grand moment de ta vie ? Rappelle-toi bien ceci, mon bonhomme : tu es sorti du temps. La rupture est définitive. Mets-toi ça dans la caboche.
  • Oui, oui.

Gaël avait imaginé beaucoup d’issues à son aventure, mais pas celle-là : être prisonnier du bout de l’univers ! Il ne pourrait même pas raconter son périple à Fadila en s’ébrouant dans la beauté de ses yeux noirs. Insupportable. S’il était sorti du temps, il devait être possible d’y rentrer en retrouvant le passage.

Mais pour l’instant, il ne voyait qu’une seule solution : accepter la tyrannie du bout, manifestement très heureux d’avoir enfin un sujet. Il se résolut donc à l’écouter monologuer.

Le bout avait dû souffrir de la solitude, car son discours abordait tous les thèmes et semblait sans fin (mais Gaël savait maintenant que l’infini a toujours une fin). Il prit son mal en patience, feignant d’être intéressé par les divagations de cet étrange seigneur. Son appétit avait disparu, de même que sa soif. Il n’avait plus besoin de respirer, il endurait sa situation carcérale sans la moindre velléité de révolte. Parfois, des souvenirs du temps où il était encore dans le temps lui revenaient. Le doux baiser que lui avait donné Fadila deux jours avant son départ hantait ses lèvres. Surpris par cette marque d’affection, il avait réagi comme un imbécile. Au lieu de lui rendre ce délicieux câlin, il l’avait regardée avec stupeur et elle en avait déduit qu’il n’aimait pas ça. Comment réparer son erreur à présent ? Le retour dans le temps était la priorité des priorités.

Hélas, Gaël ne disposait d’aucun moyen d’infléchir son destin. Les propos du bout lui étaient de plus en plus pénibles. Cet ermite éternel parlait comme un multi-savant. Persuadé de maîtriser la science universelle, il ne souffrait aucune objection. Quand le pauvre Mortibus essayait de placer un mot pour faire la conversation, le prétentieux discoureur émettait son horrible claquement de langue qui déchirait les oreilles et heurtait le cerveau. Le silence était la seule façon d’échapper à ce supplice.

Il ne se passa donc rien. De toute façon, hors du temps, il ne peut rien se passer. Gaël Mortibus n’a pas pu s’évader du bout de l’univers. Il avait accompli un exploit sans équivalent dans l’histoire, mais il ne pouvait s’en vanter à personne. Il ne revit jamais la gentille Fadila et, dans l’Antarctique, les ingénieurs de Boutchic se demandèrent pendant des années si Gazelle foudroyante allait fendre un jour les nuages et atterrir sous leurs yeux ébaubis. 

Là-bas, très loin, le bout continue d’infliger à son prisonnier les dogmes de sa science : les mathématiques, la physique, l’électronique, la chimie, la biotechnologie, l’intrication quantique… Il est tellement content d’avoir enfin un auditoire !

Quel intrépide partira à la recherche du voyageur de l’univers ? Si la chose a été accomplie une fois, elle peut être refaite. Croyez-moi : le bout existe, et les plans de Gazelle foudroyante sont dans un coffre d’une célèbre banque suisse. Il ne manque que la volonté typique des grands explorateurs. Que les esprits éveillés tentent leur chance ! Celui ou celle qui rejoindra Gaël dans sa prison immatérielle pourra peut-être l’aider à berner le bout et à le sortir de sa cage. Ils reviendront ensemble, je vous le dis, et l’humanité leur élèvera des statues.



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