La raison et la nuit

Par Ivan de Monbrison.

Couvre-feu  

Personne ne parle la nuit à froid ton cadavre traîne dans le noir comme un vieux chiffon il essuie  le sol il essuie le miroir il en retire ton reflet qui reste collé à lui comme une ombre sans épaisseur  tu n’oses pas parler tu n’oses pas crier la pièce est remplie de fleurs mortes et de pots de terre  cassés tu n’oses pas crier tu prends une tasse tu la portes à tes lèvres tu bois du café mais tu ne  sens rien tu n’oses pas pleurer tu n’oses plus rien dire par la fenêtre tu vois des passants dans la  rue et puis des voitures aussi et puis parfois un chien et puis parfois un mort et puis parfois une  ombre et puis parfois un ange ou démon après tout c’est pareil tu poses ta tasse de café elle  devient invisible elle disparaît sur la table et la table disparaît et devient invisible à son tour et tu  es dans le noir au bord d’un rivage tu sais qu’il y a la mer non loin mais tu ne peux pas la voir la  mer remplie de poissons mais les poissons sont morts toi aussi tu es mort et des étoiles dans le  ciel sont accrochées comme avec des bouts de ficelle comme avec des bouts de ton corps ou  bien des bouts de viande des bouts de rien des bouts de peau ou des bouts de chiffon et puis  avec ton ombre, qui les essuie.


Le nom du père

Il reste un reste de raison et tu ne sais plus où tu t’en vas le ciel a couvert l’horizon d’un manteau  léger de nuages il reste un reste de raison et toi tu ne sais plus ton nom ton ombre pleure des  larmes de sang ton ombre assise sur un banc il reste un reste de raison tu tiens une larme dans  ta paume tu te tiens une larme dans ta paume tu tiens une fleur dans ta mémoire le mur est  couvert de regards découpés à l’aide de tes doigts il reste un reste de raison tu ne connais plus  ton nom le silence s’allonge sur un banc et s’y endort profondément et toi tu hurles entre ces  tombes dans un monde devenu muet et toi tu n’as plus peur de rien il reste un reste de raison le  soleil lentement s’effrite à l’horizon infranchissable te voilà sorti de chez toi tu marches tu cours  tu t’enfuis parmi la foule des anonymes un homme t’a crié sa douleur c’est un fou couché sur un  banc il a le visage de ton père il a un visage sans nom et la beauté de ta folie et un cœur qui bat  sans raison il reste un reste de raison et pourtant tu ne sais plus qui tu es belle folie inachevée ta  vie en est le commencement et puis la fin un peu peut-être… regarde ce monde devenu dément  et puis le bel horizon blessé par autant de coups de couteau comme sur un corps laissé pour  mort pour y laisser autant de bouches pour y tracer autant de plaies tu sais ainsi pleuvoir ton sang  toi assis seul et fatigué d’attendre que le temps perdu finisse enfin par passer tu restes sans te  relever assis tout seul sur un vieux banc car tu as déjà tout perdu, et le sang qui tombe du ciel.


Le nom de Dieu  

Il reste un reste de raison et le ciel est couvert de trous il reste un reste de raison et tu ne sais  pas là où tu vas et tu ne sais pas là d’où tu viens il reste un reste de raison le ciel est couvert de  trous tu n’iras pas plus loin ce soir la maison vide est silencieuse la maison vide est en ruines les  habitants l’ont désertée certains sont morts d’autres sont partis il reste un reste de raison et tu ne  sais pas où tu t’en vas et le jardin est désolé les plantes qui y poussent encore ne portent plus de  jolies fleurs il y a des tombes entre les arbres et toi tu erre entre leurs troncs ce n’est pas là un  cimetière et toutes les tombes se confondent elles portent toutes le même nom avec des dates  différentes qui s’y poursuivent de siècle en siècle et s’il y a toujours un même nom tous les  prénoms sont différents une ombre marche entre les tombes une ombre marche avec elle-même  une ombre marche avec son ombre à l’intérieur du troisième cercle gardé par un chien à trois  têtes mais ce n’est pourtant pas là ton ombre il reste un reste de raison le ciel est couvert de  blessures et la maison est encore vide et la maison est presque en ruines il y a un os dans la  toiture par où dépasse la pluie qui tombe et par où passe la main du ciel qui y entraîne ses nuages  cette main est grise comme ton ombre ton ombre qui passe entre les tombes entre les arbres et  les tombes qui portent toutes le même nom et sur lesquelles tombent des feuilles qui cachent  ainsi tous leurs prénoms et toi qui erre entre ces pierres tu ne connais même plus ton nom. 


Une contribution d’Ivan de Monbrison | Ivan de Monbrison est un poète et peintre atteint de troubles schizoides né en 1969, à Paris. Son dernier recueil « The Other Self » a été publié en 2023 au Royaume – Uni.